Paysages fuyants

   Ce texte est en lien avec l'album photos du même nom (voir ici)

 

Paysages fuyants

 

 

[…] ce simple fait qu’il peut causer l’ombre en soufflant sur la lumière -1

 

 

             La fenêtre du train est un cadre que le paysage déborde, il s’y précipite et en sort à toute vitesse, déporté, retenu par un fil, distendu glisse déjà hors prise, fondu, évanoui loin en arrière. Le hors-champ bouscule le cadre. Des apparitions dévorantes. Dans le champ surgit la fuite.

 

 

              Dans l’arbre, pour résister au mouvement, pour s’y perdre. La nature ne cesse pas de tournoyer, à toute vitesse, frémissante.

              Le paysage explose.

 

             Il s’échappe.

 

 

              Le regard s’affole.

 

              Une sensation aérienne, voir de biais, voir sans fixer. À perte de vue. L’apparaître du visible.

              Sans contact. Sans accommodation.

              Ce qui arrime le réel a lâché, il sort du regard, s’engouffre dans la ligne de fuite.

 

             Le sursaut de l’image laisse toucher les bords où les formes se bousculent. À contre-jour un arbre s’illimite, cède à la vibration de la lumière. Toute chose est floue, se fond.

              Plus de blancs. Le cœur s’emballe sans syncopes. Venir. Aller, dans des passages excédés de lumière, des passages presque invisibles, chausses-trappes où l’élan bascule dans l’espace, la forme dans le fond. Un précipité trouble.

 

              Des taches. Les couleurs giclent, dématérialisées.

 

              Les formes fondent. Les corps s’interpénètrent.

              Ni équilibre ni déséquilibre, la superposition de deux états attrapés par la vitesse.

 

[…] le battement d’ailes absurdes de quelque hôte effrayé de la nuit heurté dans son lourd somme par la clarté et prolongeant sa fuite indéfinie.2

           La forme bouleversée épouse la transmutation de la matière, de solide en fluide, rendue à l’état gazeux et dissoute dans sa seule qualité lumineuse par l’hémorragie des couleurs.

 

              La forme qui se présente cache une autre forme.

 

              On ne sait plus où s’arrêtent les corps. On avance en nageant parmi les formes ouvertes, ou bien on reste immobile débordé par leur course.

              L’instabilité fait disparaître le temps.

              Les formes se superposent avec un léger décalage, entrent en résonance.

              Les corps se pressent pour s’arracher encore dans l’étreinte. Se rapprochent sans se joindre. Se défont sans dénouement.

Surviennent par vagues. Ce qui naît disparaît d’un même élan dans la même pulsion.

              — Toutes les séparations en une seule dans l’écart giflé entre chaque forme en fuite dans l’étreinte —

Glissent à la surface, une seule trame tremblée. Nouée, défaite, qui scintille, flotte avec légèreté.

 

[…] l’Ombre, ayant sa dernière forme qu’elle foule, derrière elle, couchée et étendue, et puis, devant elle, en un puits, l’étendue de couches d’ombre, […].3

 

              La lumière est une onde. Ce jour qui ruisselle s’abreuve à la nuit.

 

 

              Corps sensibles. Ce qui est perdu palpite, éveille des échos dans le monde qui vient.

              Passe, inachevé.

              Non lieu. N’habite pas la terre.

 

 

 

              Une surface de transformation.

 

              On change d’être.

 

              Aucun accomplissement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

              L’espace n’a plus le temps de respirer. Se rétrécit vers l’inconnu.

 

              Être en train de mourir, de revenir, dans ce battement.

 

[…] la présence en la vision d’une chambre du temps où le mystérieux ameublement arrête un vague frémissement de la pensée, lumineuse brisure du retour de ses ondes et de leur élargissement premier, […].4

 

 

 

1Stéphane Mallarmé, Igitur ou La Folie d’Elbehnon, O.C., coll. La Pléiade, Gallimard, 1945, p.433.

2Stéphane Mallarmé, supra, p.437.

3Stéphane Mallarmé, supra, p.437.

4Stéphane Mallarmé, supra, p.435.

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