La Voie Appienne
Extrait 1
C'est le règne des cendres, une immense stupéfaction, faire silence, regarder bouche-bée, le lent effondrement tandis que doucement se désagrègent les pans de murs, il reste des jours les yeux fixés sur le ciel au-dessus de la toiture effondrée, maintenant accessible au regard dans le périmètre définis par les moignons noircis
quand au commencement tout est détruit, tu viens d'un lieu qui n'existe plus, l'effroi du revenant surgi de nulle part, il y aura désormais partout du silence et des cendres quand tu émerges de la nuée de fumée au bord de l'innommable, ne te retourne pas, toutes nos photos ne sont pas des souvenirs, ce sont des moments survivants sortis de la fumée
tout cela s'est passé il y a très longtemps, lorsque le bâtiment commence à s'affaisser, il ne peut plus servir d'habitation ni au mort qu'il hébergeait, ni aux vivants qu'il abritait encore dans la précarité, alors on commence à retirer des pierres pour reconstruire ailleurs, on se sert comme dans une carrière à ciel ouvert, on vient avec une brouette, avec une charrette, on prend quelques blocs, une poutre. Les derniers murs croulent faute d'assise, puis la bâtisse est abattue, et il ne reste qu'un petit tumulus de gravats, que les ronces peu à peu dissimulent, on ne voit plus rien qu'une protubérance floue sous le tremblement de l'herbe, on ne sait plus ce qui était là, ce qui a été
on peut retrouver quelques pierres qui ont été déplacées, on les reconnaît à leur couleur rosée et surtout, avec un peu de chance, à un caractère resté gravé, à une moulure, tu retiens la chose, tu te souviens de ce mot, moulure, employé pour désigner l'empreinte laissée par les corps pétrifiés dans la lave
un goût de cendres dans ta bouche, elles sont dans l'air mêlées aux poussières de la terre aux pollens des plantes, elles entrent par tes narines dans ta gorge mais invisibles, impalpables d'abord, avant que tu n'arrives sur les lieux, elles dessèchent les muqueuses, il n'y aura plus jamais d'eau, la déglutition impossible, les grains très fins qui te brûlent, les pellicules grises soyeuses qui retombent sur ta tête
une nuée plus dense en approchant, un brouillard désert, cette confusion du souvenir les grands bouleversements qu'a connus le site
une seule image à l'origine qui déjà enferme toutes les autres, ne te retourne pas : il te suffit d'imaginer Celui que tu cherches n'est plus ici, il est ailleurs, en mouvement, méconnaissable
cette nuée est la forme décomposée de ce qui était, une image aspirée vers le ciel, en déplacement
Extrait 2
Il y a de nombreuses photographies de la ferme, depuis les années 1920 jusqu'à la nuit de 196., toutes en noir et blanc, des formats de petite taille qui montrent tantôt la cour avec les bâtiments, tantôt des hangars, des machines agricoles avec des hommes qui s'affairent ou prennent la pause, plusieurs vues de la noria et des champs pleins de fleurs au printemps dont une femme un peu forte en robe claire a cueilli une brassée, elle la tient maintenant contre ses seins en souriant à l'objectif ou au photographe, quelques photos plus tard deux très jeunes enfants ont aussi fait des bouquets, saisis dans la lumière sous un olivier. Quelques cristaux argentiques retiennent les silhouettes des murs et des personnages en suspension en deçà de l'effondrement et des destructions. Les images se présentent toujours en gris, un grain poudré, pulvérisé en éclats plus clairs là où des taches de soleil, de lumière ont surexposé la couleur des corps en leur dérobant leur densité, fondu en grisaille plus ou moins sombre sur l'étendue du cliché, pâle sur un plan, presque noir dans la masse d'un ombrage. Ce sont ces nuances qui donnent une impression de relief, font ressortir le modelé d'un visage, d'une silhouette, les détachent sur le voile où ils n'en finissent pas de se dissoudre. Lorsque le nuage de brume tiède et de cendres a fini de s'étendre sur la ferme brûlée, tout est fondu, rendu à une uniformité aérienne. Il plisse les yeux pour tenter d'apercevoir encore les formes évanouies, comme si la poussière en suspension contenait encore leur image glissante. Dans l'air gris de cette matinée-là, il cherche du regard ce qui reste du temps, l'empreinte, dans les cendres errantes, des murs de la bergerie et des douces, rêveuses vies laineuses qu'ils abritaient.
Les photographies ont survécu. Déjà altérées, un peu jaunies, leurs traits plus flous prêts de s'effacer à leur tour, et cependant encore là en silence, portant trace du léger renflement des choses et des corps qui leur préexistaient et qu'elles avaient captés tel jour d'été avant les moissons, lorsque les hommes et les machines étaient alignés dans la poussière, déjà, et dans la clarté. En les regardant, ce n'est pas le gris qu'il voit, mais le vert frémissant des eucalyptus, la tôle rouge des Massey-Harris, la tendre chair brune des hommes sous leur keffieh, et le ciel très bleu. L'entre-deux du gris a préservé leurs couleurs et la survivance de ce moment-là. Ce n'est pas encore le crépuscule. Lorsque les effluves nocturnes viendront rôder autour des bâtiments de la ferme, peut-être même déjà avant la tombée du jour, autour des feux allumés par les femmes pour cuire les galettes du soir, on ne percevra plus que les étincelles dorées des foyers, quelques pans lumineux et dansants comme autant de parcelles enflammées du monde visible, incertaines de leur destinée. Les silhouettes qui s'affairent autour des braseros laissent des ombres mouvantes agrandies sur les murs. La nuit n'en finit pas de tomber sur les hommes venus dîner, sur les enfants qui s'attardent dans leurs jeux et tous ne sont plus que formes de suie dans l'air obscur, bordées d'éclats par les feux mourants. Cette soirée-là est inaccessible dans l'espace gagné par la nuit qui vient. Il faut le feu pour que les corps ne disparaissent pas, que leur empreinte épousent le lieu pour l'éternité, - en un éclair aveuglant, raconteront les survivants -, soit ce flocon de suie sur une pierre, cette buée de l'aube lourde de cendres. Les photographies racontent des histoires d'ombre et de lumière où il n'y a plus personne, plus rien de vivant ici, un saisissement des lieux alors que le voile de grisaille ensevelit la ferme brûlée et que se lève dans l'air l'image de ce qui a disparu. Des fines particules volantes piquent les yeux, sont rabattues par le vent jusque dans tes narines, tu aspires la poussière de ce qui a brûlé, elle entre dans ta gorge, t'imbibe, se fond intimement en toi. Tu vas emporter avec toi les cendres des morts que tu ne verras plus.
Extrait 3
De loin en loin sur le vert de la pelouse on distingue de petits monticules instables de terre grumeleuse qui ressemblent à des pyramides dont le cône aurait été lentement érodé, s'effondrant sur lui-même au cours des intempéries, et pourtant, en approchant de plus près quelques-uns de ces tumulus, on voit que certains ont été comme restaurés plus récemment, consolidés par un apport nouveau de matériau pulvérulent où se mêlent quelques cailloux. À leur base, s'ouvre un orifice de la taille d'une balle de golf, qui s'enfonce à l'intérieur du sol. Avec une pioche, il est aisé de l'élargir, mais le conduit se perd dans la profondeur, interdisant toute poursuite. Il est plus efficace d'introduite dans le souterrain une mèche qu'on enflamme, la fumée pénètre dans la grotte, happée par d'éventuelles bouches d'aération ou par d'autres issues prévues pour la fuite. En se postant près des trous voisins, on tue à coups de bêche tout individu qui tente de sortir. Mais le moyen d'extermination le plus radical est d'allumer un pétard qu'on enfonce dans une des galeries. La bête est prise au nid et détruite avec lui.
Extrait 4
Dans le sable des débris de petites coquilles nacrées, les délicates spirales de leur architecture exhibées à la lumière, certaines plus intactes, enroulées sur elles-mêmes, vides depuis longtemps, semblables à ces incrustations fossiles que l'on trouve dans des marbres appelés pour cette raison lumachelle, ces sables utilisés en Provence pour amender des terres pauvres en calcaire, sédiments nourriciers, couleur d'or fauve comme les bijoux des reines antiques, si bien que quelque chose transite de ces faluns à la pierre des tombeaux où se sont figés ces limons fertiles, ainsi que le rappelle la légende de ce mur d'où coulait encore le lait d'une femme enfermée vive.
Ajouter un commentaire