La Grande Ourse, récit

La Grande Ourse

 

          Tu les as entendus venir de loin, bêlements à plusieurs voix brassant tintements et clameurs, au moment où tu as rejoint le gave - tu t'obstines à nommer « gave » ce qu'on appelle ici « torrent » - gave que tu suis maintenant à travers les bouffées de pluie que le vent te rabat au visage juste le temps de purger la nuit. Ça ne va pas durer. La rincée s'arrête sur la protection Goretex de ton K-way. Elle a rendu glissantes les pierres plates du gué, s'égoutte entre les feuilles encore pleines d'ombre. Tu te demandes si les moutons vont passer par là et cherches des yeux dans l'obscurité le pont de bois en amont qui permet de traverser plus commodément. Il doit se situer un peu plus haut sur la gauche derrière les mélèzes reverdis que l'on distingue groupés par petits bosquets autour des grands rochers que l'eau, en des temps lointains, immémoriaux, a dû apporter jusqu'ici, à une époque où elle avait beaucoup plus de débit et de puissance pour charrier ces blocs monstrueux et les déposer là, avec sans doute, on peut l'imaginer, tout un chaos fracassé de troncs et de pierraille broyés dans le fracas des printemps anciens, la décision d'entreprendre cette montée depuis combien de temps je ne sais pas c'est venu et le temps de, les chaussures et le sac prêts en bas dans la cuisine près de la porte d'entrée suis remonté dormir. Le jour n'est ni mauvais ni bon, c'est le jour. Ça avance, le berger devant ses bêtes perdu dans leurs tintements, trois chiens tournant autour du troupeau serrant les croupes offertes aux crocs, de lui on aperçoit le capuchon pointu. On ne revient pas de ça. Ça avance lentement néanmoins on est engagé là-dedans et le mouvement qui précipite les moutons en avant pousse à aller droit devant. Non, pas droit, mais aussi parfois avec des détours dus aux accidents du parcours, aux rencontres, aux hésitations dans l'incertitude où l'on est de ce qui se passe. Ça va quand même toutes sonnailles bêlant, scandant le long piétinement, entrant dans le corps sonore de ce tumulte de piétaille, les deux flux sonores se croisant, se fondant inextricablement au-dessus de la nuée poussiéreuse des laines confondues, instantanément lourdement dans cette confusion envahissante du sommeil où je me sens errer en tous sens tel un nageur dans la nappe liquide et noire d'un bain nocturne solitaire sans aucune angoisse cependant tant le plaisir de glisser sur la fluidité soyeuse de l'obscurité dilate la durée de l'instant à l'amplitude d'une présence illimitée. Cette course plus somnambulique que rêveuse contraste fortement avec la marche cadencée, régulière et déterminée, entamée avant l'aube alors que le ciel lourdement chargé par les nuées d'averses refusait la moindre étoile et que tu as dû allumer la baladeuse pour ouvrir et fermer derrière toi le portillon du jardin avant de faire résonner l'écho de chacun de tes pas entre les pans lumineux dessinés par les lampadaires municipaux jusqu'à la pancarte barrée qui marque la sortie du village, dans l'impossibilité maintenant de me souvenir d'autres bains dits « de minuit » mais c'était quand c'était où dans quelle mer pas un lac ça j'en suis sûr une plage de galets qui luisaient ces cailloux ici maintenant mouillés dans le blafard de l'aube le corps seul retrouvant instinctivement l'extension déliée qui embrasse l'eau aidée par la poussée d'Archimède démesurée contre la virginité élémentaire de la nappe marine me mouvant sans hâte ce sommeil si profond épousant les formes rondes de corps étrangers que les rêves me livrent et soudainement c'est le reflux je roule sans queue ni tête jusqu'au rivage où je reste indéfiniment immobile tandis que se dissipent les dernières étoiles dans le flot de plus en plus ténu de la marée descendante, immergé dans la poche incertaine du jour tu te souviens tu as avancé le long de la ligne asphaltée en écrasant les herbes du bas-côté, plus souples, se redressant, effaçant tes traces avant le matin, dans l'humidité de la rosée, l'air acide du printemps frôlant les murets tandis que des ruisselets des deux côtés de la route dévalaient vers toi. Tu as monté la rue, en marchant vite pour gagner l'ancien sentier muletier à gauche à partir duquel la côte s'est fait sentir aussitôt par la butée des chaussures et le fléchissement des genoux, le temps que tu ajustes la sangle du sac à dos et relèves le col de ta polaire parce que des gouttes froides roulent des ramures les plus basses, dans l'ombre les branches noires velues étoilant le ciel secouées à ton passage. L'odeur de champignons a étouffé celle de la résine à cause de la pluie. À six heures, tu devrais être au-dessus du pierreux, dans le champ Faucillon. Le jour sera levé.

 

          Ça se meut d'un seul élan et c'est à peine si, sur les bord, quelques bêtes font un écart pour arracher au passage quelques brins de l'herbe trempée et luisante qui a pris une odeur de glaise tandis que les chiens silencieux bondissent et poussent du museau la masse ronde tintinnabulante jusqu'à ce que se reforme le vaste corps nuageux et précipité dans le flot du chemin laiteux. Tu sens des débris de bois broyés sous ta semelle entre les cailloux dans l'ancien lit du gave. Bien que tu ne puisses pas les voir, tu devines la tête ronde et nacrée des petits champignons des prés, le rose délavé mordu de brun évoquant la fontanelle battante des nouveaux-nés, ma mère jambes écartées lorsqu'il avait glissé entre deux hoquets et convulsions et déposé là sur la table la bouche interminablement ouverte et braillarde au milieu des glaires et des linges ensanglantés puis dans le blanc du lit toujours vagissant et s'agitant tandis que sur son crâne on voyait palpiter cette curieuse membrane duveteuse prête à crever, des centaines de champignons lactés frémissant d'innocence sous le couvert des arbres, la marche cherchant son orientation allant vers tu ne sais quoi, plus loin, ou plutôt à côté de l'itinéraire que tu connais pour l'avoir parcouru autrefois et à nouveau l'autre soir en le traçant du doigt sur la carte, comme si tu étais appelé à ton insu, aimanté, ignorant ce qui te convoque, avançant dans cette obscurité non pas tant dans l'espoir de connaître ce qui t'attire qu'étreint par le désir d'aller au devant de cette confrontation - ou de trouver une nature hors d'atteinte du regard des hommes, avant le malheur du temps, cette chimère d'une innocence qui permettrait de le retrouver, lui, et l'éternité suspendue dans une enfance échappée du provisoire, à jamais déchirante et radieuse - .  La préparation a été minutieuse, observation météorologique quotidienne parce qu'en cette saison, la température très variable et le point de fonte fragilisent la masse neigeuse, insidieusement creusée, travaillée dans ses couches profondes. Tu longes des prés silencieux le long de hampes dressées. Ton pas s'est ralenti dans la terre spongieuse qui s'affaisse avec un bref gémissement, une succion avide chaque fois que ton pied s'enfonce dans une masse sans bord ni aspérité. Tu glisses. Tu as fermé les yeux un moment. Enfant, tu les fermais lorsque tu devais marcher dans le noir, il te semblait te repérer mieux en aveugle. Quand tu les ouvres à nouveau, tu vois distinctement entre les lances des digitales, de l'autre côté du fossé, une vache couchée dans l'herbe sombre, la tête levée. Ses cornes se détachent sur le fond du ciel et forment un arc parfait.

(Début du récit)

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