Vous avez dit réalisme ?

À propos de La Centrale, d'Élisabeth Filhol, P.O.L, 2010

          Après la lecture du remarquable roman d'Élisabeth Filhol, La Centrale1, je suis allée chercher quatre livres dont le souvenir me prenait à la gorge : Germinal, d'Émile Zola, Les temps maudits2, de Jack London, Élise ou la vraie vie, de Claire Etcherelli3 et Le Cimetière américain4, de Thierry Hesse. Quatre romans qui parlent de la condition ouvrière du XIXe au XXIe siècle, me direz-vous.

 

          Mais ce que je songeais tandis que je terminais la lecture de La Centrale, c'est à la destruction à l'œuvre au cœur du réel dont ces ouvrages témoignent. À l'avant-dernière page, l'ami du narrateur, Loïc, a décidé de quitter le boulot et de rentrer chez lui. « Il avait quitté la voie express à Plélan. Il ne s'est pas rabattu après le dépassement d'une camionnette en sortie de village, il n'a pas réagi aux appels de phares. On a le témoignage des deux chauffeurs. Celui de la camionnette et celui du poids lourd qui arrivait en face. » Une trappe s'ouvre où bascule le personnage et avec lui le récit dans l'insondable. DansGerminal, il y a aussi cette rupture, sans explication, sans compassion, sans concession, bien plus forte que le sabotage anarchiste commis par Souvarine. L'enfant Jeanlin assassine froidement un jeune soldat qui montait la garde. « Pourquoi as-tu fait cela ? - Je ne sais pas, j'en avais envie. ». Le vieux Bonnemort, impotent, étrangle Cécile, jeune bourgeoise venue apporter quelques provisions à la famille. « Quelle rancune, inconnue de lui-même, lentement empoisonnée, était-elle donc montée de ses entrailles à son crâne ? L'horreur fit conclure à l'inconscience, c'était le crime d'un idiot. » Toutes les sorties ne sont pas aussi tranchantes. Le renégat Jeannot fait son baluchon et s'en va sans un mot.

          L'ordre établi dont cette littérature réaliste semblait peut-être, en dépit de ce qu'elle dénonce, la gardienne dans les plis de sa langue et les conventions littéraires qui font passer le message, ne se relève pas de ces trouées. Sombre désir ou palpitation d'une chimère, quelque chose a bougé dans le texte. Ce qui s'affaisse, est la cohérence d'un monde. N'est-ce pas là, justement, que ces romans approchent au plus près de la réalité ? Là le récit n'est plus lisible. L'irruption d'un événement inclassable sape, plus sûrement que toute description, que toute histoire des personnages, tout l'édifice romanesque et la vision sociale qu'il véhiculait. Du coup, les destructions causées par la centrale, la mine, l'usine ne sont pas simplement dénoncées mais accomplies dans le geste qui coupe court à tout contrat de lecture et fait douter de tout contrat. Si la réalité est cette énigme brutale et terrible, c'est en ne se dérobant pas à de tels face à face que la littérature peut l'approcher.

1P.O.L, janvier 2010.

2Trad. Louis Postif, UGE, 10/18, 1973.

3Gallimard, folio, 1972.

4Éditions Champ Vallon, 2003.

 
 
 

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