Penser entre les langues

Georges-Arthur Goldschmidt, Le Poing dans la bouche (Verdier 2004)

               Je reprends le titre de l'ouvrage de H. Wismann Penser entre les langues, largement commenté par florence Trocmé dans Le flotoir .

             Il y a d'abord la découverte d'un « je suis, j'existe » éprouvé par l'orphelin exilé dans un internat des Alpes de Haute-Savoie en octobre 1943 à la lecture des Pensées de Pascal. Il se sent saisi, physiquement et intellectuellement par sa lecture :

       « ...sentir que ce point central sans appui et hors les mots était bien ce autour de quoi le langage allait se disposer sans y accéder, point vide qui donnait lieu aux mots. » p.11

               Un jour, il est puni et doit recopier « Le Distrait », in Les Caractères de La Bruyère (G-A Goldschmidt a 10 ans) :

            « Tout y était différent de mon allemand maternel. Tout s'y passait autrement. Sous les phrases parfaites de La Bruyère se profilait, malgré moi, cette langue allemande. Elle était là, bloc d'effroi et de terreur, comme si on avait supplié jusqu'aux arbres de prendre votre place ; jusqu'aux clôtures de jardin qu'on enviait de ne pas être vous. Les uniformes brun-jaune avec le baudrier oblique du parti nazi, le NSDAP : l'épicier, le marchand de charbon, l'instituteur, tous ces gens qu'on connaissait et redoutait, raides, bottés, en rangs, qui défilaient dans les rues du village en brandissant le drapeau à croix gammée.

             […] Personne n'en disait rien, mais tout le monde savait, même moi, je sentais bien que le paysage que je voyais était à double fond. Il y avait le dessus quotidien et tranquille avec les hêtres aux troncs irisés de vert et au-dessous il y avait une terreur sans fond qui remontait à la surface et assombrissait toute chose.[...]

               Le pays tout entier semblait renversé, changé par la peur muée en enthousiasme menteur, les gens s'étaient fondus aux choses, aux injonctions, et le dos s'en arquait chaque fois d'angoisse. Mon allemand maternel s'était mis à sonner abrupt, cru et dur, cela vous saisissait aux hanches, on l'entendait de loin, émis du fond de gorge, râpeux dans la cour de l'école quand Tralau, le directeur d'école nazi, à la nuque de bœuf, hurlait ses injures contre les Minderwertigen, les sans valeur et les Volksverräter, les traîtres à la race.

             Cet allemand-là, froid, sec, graniteux, coupait tout, décapitait, glaçait, figeait, c'était comme si le régime nazi avait ingurgité, phagocyté la langue et s'en servait pour cimenter les esprits. […]"

           Ce serait une autre façon de considérer ce que Marcel Gauchet dénonce comme une « coagulation » (voir ce qu'en rapporte F. Trocmé, in Le flotoir, 9 septembre 2012) : pour G-A G, des agglomérats de mots concentrent les effets de sens autour de noyaux qui peu à peu bloquent la circulation de la pensée, le déploiement de la réflexion, le dialogisme du discours.

             G-A G constate que dans le texte du « Distrait » :

            "Il y avait quelque chose de gai dans cette succession cocasse de toutes ces lettres qui ne se prononçaient pas. Bien que ce fût une punition, je ressentis du plaisir à recopier cette langue dont on comprenait si bien ce qu'on y entendait pas, les -oing, les -ant, les -ait, les -ier qu'on retrouvait partout. […] . C'était une langue qui filait en bouche, qu'on pouvait prendre au coin des lèvres et qui passait toute seule. Elle n'avait pas les rondeurs ni les soulèvements de l'allemand ni ses douceurs ni ses duretés.», p.15

            « Les mots français étaient tous « chargés » d'histoire, rien qu'à les entendre on les devinait de très ancien usage, longuement mis au point. Ils ressemblaient à de vieilles personnes, pleine d'expérience, « langueur », « promptitude », « orgueil » on les imaginait en habits de cour ; « complaisance » ou « jalousie », « éclat » ou « opportunité » avaient chacun leur physionomie, leur allure et surtout on ne savait pas de quoi ils étaient faits, contrairement aux mots allemands dont tous les éléments étaient toujours reconnaissables, orgueil, par exemple, devenait Hochmut : esprit haut.

             Les mots allemands, lorsqu'on en faisait des mots composés étaient sans surprise, ils jouaient cartes sur table et donnaient leur sens à pleines mains, là où les mots français le réservaient et ne permettaient à chacun d'en varier à sa guise les sous-entendus (mot qui n'existe pas en allemand) ou les acceptions. », p.39

               Frappant de lire que H.Wismann s'intéresse aussi au français du XVIIe siècle et signale sa richesse allusive.

              G-A G fiat aussi une distinction entre la langue allemande altérée par l'usage qu'en ont fait les hitlériens et l'allemand langue maternelle de son enfance, il creuse ainsi un autre creux dans la langue :

             "L'allemand, ma langue maternelle, me prenait le corps autrement que le français, lequel était au-dessus, calé sur l'assise de l'allemand que, par la honte de mes origines, je croyais pouvoir oublier. À dix ans, comme tout enfant allemand, j'étais en pleine possession de la langue puisque tout, en elle, est fait de ses propres éléments. On en est pénétré au plus intime de soi. Les bruits, les couleurs, les consistances, tout s'apprend dans l'émerveillement de la langue maternelle, la maison, le jardin ou l'école forment les sédiments de l'être-soi. La langue, c'est le train qui passe dans le lointain, haut sur roues, ce sont les reflets de l'eau sous la voûte du pont, ce sont les voix qui appellent, le Rascheln des feuilles mortes dont le pied retourne l'épaisseur." (Quelle belle évocation de la langue maternelle !)

              "Mais elle se confondait aussi, à l'arrière-plan, avec l'angoisse et la peur physique souvent éprouvée entre 1936 et 1938, à l'orée du Sachsenwald où la clarté des hêtres se heurtait partout au fond sombre des sapins. On allait à bicyclette, à travers la forêt, voir le tombeau de Bismarck […]. Dans les rues du village, les gens marchaient tête dressée, balançant le bras comme s'ils portaient une arme. Les visages étaient devenus farouches, tout le monde s'apprêtait à faire justice.

          […] le Brüllen, les gueulements, les braillements, les aboiements s'entendaient désormais partout, à l'école et dans les rues du village ; cette langue, à la moindre occasion, était expectorée, on ne la parlait presque plus que par commandements hurlés […]

              Il fallait lever le bras et ce cri de Heil Hitlaaa ! lacérait véritablement le corps de l'intérieur, le déchirait, c'était un cri de mort. Je ne reconnaissais pas ma langue maternelle, si secrète, si mélodieuse quand ma mère chantait ou me lisait, le soir, un conte de Grimm ou de Corlshorn. 

            […] Sous la langue d'accueil, l'autre langue donc continuait à vivre, cette langue qu'on avait dans le corps et au travers de laquelle s'étaient mises en place les impressions premières : le chant du coucou, le craquement des moyeux de charrettes, les voix des parents, le passage du vent, les premiers mensonges et les premiers émerveillements, la langue maternelle, la langue tant aimée avait tout accompagné. » pp. 16-17-18

             Et il précise aussi quelle place et quel rôle ont joué la langue française, « langue d'accueil », puis la lecture de Kafka dans cette déchirure interne de la langue allemande où il était perdu :

          « C'était dans ma langue qu'avait été conçu le crime absolu dont de nouvelles formes se découvraient chaque jour, toutes désignées par un vocable dont les éléments simples m'étaient familiers. Ces termes avaient pénétré l'allemand, ils étaient partout et s'étaient étendus sur la langue tout entière. Comment pourrais-je désormais l'employer pour y parler comme tout le monde ? Je sentais, rien qu'à prendre une phrase allemande en bouche, que rien ne serait jamais plus pareil. Non seulement on m'avait expulsé de ma langue, mais elle avait été probablement abîmée, contaminée à jamais. », p.42

           « Or très vite, l'effroi m'a submergé dès que j'ai su de quoi il retournait, et c'est cela, hélas, qui est resté. Un malentendu essentiel qui ne fera que s'approfondir, au fur et à mesure de ce qu'on a appris sur la shoah et l'extermination. Il faudra la langue française, comme intermédiaire, pour que s'apaise peu à peu cette relation tourmentée à la langue maternelle, frappée d'une blessure irrémédiable. Il faudra le passage par le français pour tenter de cerner ce point anonyme du « soi » et finir par le situer dans le flot du divers et le retrouver en avant des mots, grâce à ceux-ci ; il faudra le passage par la langue française pour qu'à l'instar de ce que fut la rencontre de Pascal et de Rousseau et, plus tard, de Descartes, il puisse y avoir une rencontre semblable au sein de la langue allemande. C'est par Franz Kafka qu'elle se fit. » p.27

           Frappant aussi de voir que cet écart/suture entre les langues a été travaillé par G-A G devenu traducteur, qu'il s'est ainsi placé dans le creux des langues qui est le lieu de l'acuité intellectuelle selon F.Wismann cité par F. Trocmé, in Le flotoir (10 septembre 2012) :

« lorsque quelqu’un déploie une véritable acuité intellectuelle, cela s’accompagne toujours d’un exil. Et cet exil peut être purement psychologique, ça peut être d’une langue à l’autre, ça peut être d’un domaine de la connaissance à l’autre, c’est “l’inter”. »

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