Le Travail de rivière

Le travail de rivière de Laure Limongi, Dissonances / Pôle graphisme de la ville de Chaumont, 2008.

          Une peau de papier solide et souple enveloppe de bleu marine le livre. Son grain évoque un cuir fin et lisse sur lequel est imprimée, bien à plat sur la première de couverture, l'empreinte d'une paire de gants et, sur la quatrième, celle d'outils d'artisans. Sous cette protection, on trouve la couverture rigide de l'ouvrage, d'un vert vif et pailleté. Pas de titre, pas de nom d'auteur. On les découvre un peu plus loin sur la première page, à l'encre vert émeraude sur le vert d'eau des feuilles. Puis vient le texte, mêmes couleurs, et il est justifié à gauche seulement.

« Dans le cadre de sa résidence de graphisme à Chaumont (Haute-Marne), Fanette Mellier a invité cinq auteurs littéraires à écrire un texte inédit afin d'en inventer la mise en forme. Le graphisme des livres a pour vocation de tisser un lien sensible avec le texte, dans un souci de mise en abîme de la lecture. »

Laure Limongi est l'un de ces écrivains.

          Il y avait à Chaumont une ganterie, la ganterie Tréfousse, entre 1829 et 1957. Le travail de rivière est le traitement que subissent les peaux trempées dans le courant de l'eau pour devenir cuir. La voix qui court tout au long du livre pourrait être celle celle d'une jeune fille, Emma Calvé, née en 1923, brodeuse à la fabrique, mais c'est une voix faite du silence des autres femmes, de la mère et de la grand-mère, brodeuses elles-aussi. Imaginez un écheveau de sentiments sombres naissant à Chaumont, se dévidant à toute vitesse à Chaumont, répétant sans cesse Chaumont, Chaumont, Chaumont, sans ordre ni logique, syllabes rassurantes et écœurantes, une aiguille à broder à la main, ou quasi, dès les balbutiements. Quelques bribes d'une vie, quelques profils, la grand-mère qui broda les gants blancs portés par la Reine Victoria, la mère, lasse, qui pense et sourit tout en brodant interminablement, le père, mégissier, le corps rongé par les produits, d'une nature sans malheur ni pourquoi. Sans espace pour les nuages. Le lexique merveilleux et mystérieux des outils et des opérations de métamorphoses, la succession des tâches qui transforment les peaux sanglantes en gants merveilleux pour contes de fées où nulle Peau d'Âne ne devient princesse. C'est que la seule histoire qui ira à sa fin ici sera celle d'une petite fille toute pâle de peur qui va en lisière de forêt portant au bras un petit panier de provisions cachées. Elle suit le fil de l'eau qui va on ne sait où. Qui va se jeter dans plus grand que lui et s'y confondre, vers une eau toujours plus froide. Le fracas de la guerre qui a emporté tant d'hommes déjà au début du siècle, est plus fort encore que celui des machines, les Allemands, les Résistants, les hommes abattus le long des places et l'eau de la rivière où baignent les peaux en sang : le récit bat comme un cœur, ronde à mille visages-temps dont la course finit par tracer un route ou un chemin.

          Laure Limongi a donné voix à une ombre de rivière, une voix douce qui résiste, au bord du cri, au bord des larmes, au bord d'un rire, comme font les voix d'enfant. Les phrases ne sont pas longues, avec un rythme de langue orale, sans chercher à imiter un discours parlé. L'écriture est précise, les images ne cèdent à aucune complaisance esthétisante, elles sont là pour donner un sens concret à l'expression, comme à un poumon gris, écorce fendue, comme un matin pluvieux, comme les repas quotidiens. Le récit se devine ou se perd, et glisse dans le cours terrifiant du temps. On ne sait rien.

          Ça finit comme ça, avec un goût de chaux.

 Laure Limongi dirige la collection « Laureli » aux éditions Léo Scheer.


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