L'amour de loin

L'Amour de loin, d'Anne-Marie Garat, Actes-Sud, 1998

          Georges Didi-huberman ouvre son ouvrage Phasmes, Essais sur l'apparition1, par une très belle page consacrée à la rencontre fortuite, à cette chose imprévue surgie sur le parcours du chercheur et qui fait apparaître soudain ce qu'il ne comprenait pas encore.Et voici qu'en ce moment où je découvre les images photographiques les plus récentes d'Hélène Benzacar, celles de la série Le Fleuve, dont la beauté m'interdit - je veux dire me laisse sans voix -, je trouve, me promenant, un petit livre soldé pour un euro, que j'emporte avec moi, le nom de l'auteur, Anne-Marie Garat, et celui de l'éditeur, Actes-Sud, pour caution.

          Le titre de ce petit opuscule, je m'en avise plus tard, est L'Amour de loin et il y a un sous-titre, « Image ». Il s'agit tout d'abord d'une rencontre, mieux : d'une apparition : « Cet après-midi-là de grand soleil, j'ai vu soudain, sur le mur opposé à la fenêtre, le seul mur passé à la chaux, une image. Je suis incapable de la décrire. Elle est indescriptible. Je m'en souviens, mais impossible de dire de quoi il s'agit exactement. Or ce n'est pas par oubli, après tant d'années. Au contraire, mon souvenir est très clair. Mais, dès cet instant, je n'ai su ce que c'était, à la fois indescriptible et d'une très grande netteté. C'était une image. »2 La narratrice s'interroge sur cette impression soudaine apparue sur le mur qu'elle affirme venir depuis « l'autre côté du fleuve », qui jouxte la maison. Sur l'autre rive, se trouve une ville qu'elle connaît bien pour y être allée plusieurs fois, mais qui, pour une part est imaginaire, imprenable telle qu'elle est vue depuis la fenêtre de la maison « à l'envers géométrique de sa réalité de ville », telle qu'elle donne à voir la falaise blanche où se trouvait au XIIe siècle château du Prince troubadour Rudel, amoureux de la belle Mahaut de Tripoli, son « amour de loin ». Il se croisa pour la rejoindre, franchit la mer et, malade, mourut dans la forteresse Sanjil au moment où, accourue, elle l'entourait de ses bras, ou peut-être crut-il la voir seulement, ébloui au seuil de la mort, simple image de l'autre côté de la mer. Le récit de cette histoire d'amour écrit en langue d'oc et lu dans le texte sans effort par son grand-père qui parlait, au XXe siècle, le gascon, apprend à la narratrice qu'elle vient de « beaucoup plus loin qu'ici. » Ainsi le fleuve devient le lieu d'une traversée, d'un bord à l'autre, « en miroir, à rives inversées, «  il y a « [...]l'autre langue […], paysage sous le paysage, son versant dérobé. »

          Qu'est donc, alors, cette image venue de l'autre côté du fleuve et apparue sur le mur de la chambre ? Elle est comparable à la première image photographique du monde, celle que saisit Niépce en 1826, inscrite dans un bitume après quelque dix-huit heures d'exposition – donc sur une durée de plusieurs jours, la clarté solaire d'une seule journée n'étant pas suffisante -, image « impossible », « addition, synthèse de temps variés, et d'espaces donc, montage superposé, confondu, dépôt d'heures ». Elle est une image qui condense toute la mémoire enfouie de la narratrice, « bien plus qu'(elle) ne saurait dire jamais,[...] empreinte en pellicule sensible, non révélée, qui attend et fermente dans les rouleaux de gélatine amniotique. »

          Le fleuve invite à demeurer sur ses bords où adviennent les images impossibles si l'on sait les attendre, celles où se prennent les « les ressemblances du changement » dans la confusion des traits. Sur la surface du mur apparaissent arrachées aux profondeurs, superposées dans la transparence, toutes les images, une et plusieurs à la fois. Le fleuve lisse et comme étale, est la ligne - imaginaire elle aussi – qui suit le bord d'un miroir. D'une rive à l'autre se réfléchissent les ombres dans la réverbération de la lumière, dans le temps sans limite d'une révélation toujours incertaine autant qu' imprévisible. Et, dans ce délai, en compagnie d'un loup, « la mort attend ».

1Les Editions de Minuit, 1998.

2 Anne-Marie Garat, L'Amour de loin, Actes Sud, 1998, p.10.

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