Ifigenia davant la gara
Los Hòra-trèits ou Ifigenia davant la gara, (Les Émigrants ou Iphigénie devant la gare), de Bernard Manciet, L'Escampette, 1999.
Bernard Manciet habite la langue en poète, la langue occitane dans laquelle il écrivait, la langue française dans laquelle il traduisait lui-même ses œuvres. On cite souvent ses poèmes, Strophes pour Feurer, Per el Yiyo, L'Entarrement a Sabres. La pièceLos Hòra- trèits ou Ifigenia davant la gara a été créée en avril 1999 à Bordeaux et porte aussi ce souffle lyrique et puissant du poète. Elle est parue dans une édition bilingue et c'est plaisir de découvrir ce texte dans ans une langue au plus proche de ce qu'a été celle des troubadours. C'est une œuvre qui dit les maux d'aujourd'hui.
L'Iphigénie de cette pièce est celle que, dans la légende grecque, les naufragés rencontrent sur les rivages de Tauride, prêtresse de la sanglante Artémis et chargée par le roi Thoas de donner la mort à tout étranger, jusqu'au jour où elle retrouve parmi eux son frère Oreste et s'enfuit avec lui. Manciet campe une Iphigénie redoutable et vieille à l'image de cette figure de l'aïeule primordiale qu'il retrouve dans les civilisations méditerranéennes. Elle est installée devant la gare, telle une des Parques qui filent los vius dab los maus / les vivants avec les malheurs. Là, elle traque les émigrants pourchassés par la peur, nomades des banlieues ou exilés fuyant leur pays. Les autres personnages sont le Portail, les Suppliantes, la Gare, Le Coryphée, Saïd, Oreste et l'Épervier blanc. C'est la nuit, les derniers trains sont partis vers d'obscures destinations et Iphigénie est shens de hat nat / sans destinée désormais. Peut-être n'est-elle pas si différente alors des fuyards, des Suppliantes qui viennent dire leur malheur : « Les guerres nous pourchassaient/ avec les tambours des montagnes/ les bateaux aux flancs noirs nous chassaient/ les bateaux du malheur/ nos hommes tombaient comme de grandes feuilles/ ils nous criaient de nous hâter/ nos enfants tombaient comme des cendres/ de faim nous les portions tant bien que mal/ nous les semions en chemin comme des haines »1. Voilà que parmi ces errants quisont rabattus vers la gare, elle retrouve Oreste. Elle veut suivre ce frère qui l'avait longtemps cherchée a las tropadas deus mòrts/ parmi les troupeaux des morts, mais les destins de tragédies ne sont plus de mise dans ce monde décati. Sans Iphigénie, la gare est désertée et sa porte reste béante sur l'effroi.
Il y a quelque chose de terrible à trouver dans l'écho du mythe antique les voix si contemporaines des exilés nosautis posnhats aus país/ estranhs a har se barrar l'estomac / toujours harcelés en pays/ inconnus à nous serrer le cœur, des laissés pour compte ou des oubliés de Cadillac2. Les trains de nuit qui roulent vers des destinations inconnues évoquent une époque effroyable et viennent rencontrer d'autres wagons dans lesquels se terrent des déshérités éperdus de misère tentant de franchir sans fin les frontières. La pièce allie ces images de détresse ou de cruauté à d'autres fulgurantes comme cet hali un còp d'estalda a la bruma/ épervier une entaille dans la brume. Ce qui tient ce texte de bout en bout est une langue puissante, tendue dont chaque mot vibre, peut-être d'être plus sonore, plus charnel dans la version occitane : on a noté, cités plus haut, ce serrer le coeuren français qui était barrar l'estomac dans le texte occitan, cesdestinsqui étaient hats, ces cendresqui se faisaient brasa mòrta. Bernard Manciet donne voix au portail, à la gare : c'est là œuvre de poète au sens premier du terme, il est celui qui fait chanter les pierres par la puissance de son verbe, proche en cela d'Orphée mais aussi des Prophètes bibliques dont, dit-il, il partage la colère3. Un inspiré ? Peut-être n'est-il pas loin de le revendiquer lorsqu'il remarque ce n'est pas moi qui dirige mon écriture, c'est l'ange, le barreur qui est derrière moi. Mais cette force à laquelle il fait allusion est celle de l'écriture elle-même et celle de la langue dans laquelle il est comme un renard.
Bernard Manciet est décédé en 2005.
La revue Europe, N°971 propose un dossier sur Bernard Manciet. Ce même N° est consacré à Claude Esteban.
1Qu'avèm las guèrras au darrèr/ com tambars de las montanhas/ negues d'estrem qu'avèm los vaishèths au darrèr/ los vaishèths deu malastre/ nòstes òmis cadèn com grans huelhas a gòrra/ que nos cridavan de nos destrigar/ nòstes còishes que cadèn com brasa mòrta/ de hami e nse los portàvam com podèm/ que los semiàvam com òdis en camins.
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