Étude de silhouettes

Études de silhouettes de Pierre Senges, Verticales, 2010.

          Au cours d'une rencontre avec Le Matricule des anges1, Pierre Senges remarquait : « J'aime bien l'idée du recyclage, du retraitement. Ce serait un peu précieux de dire que c'est un travail de palimpsestes, mais il y a cette idée d'écrire dans les marges des autres livres. ». Cette fois, après les aphorismes de Lichtenberg et Macbeth, c'est dans les écrits de Franz Kafka que l'écrivain a relevé des notes, quelques phrases, ébauches de romans -?-, aussitôt délaissées sans suite. À ces amorces, Pierre Senges a mordu et propose une, voire plusieurs suites « sur trois lignes, sur trente ou cent, afin d'en savoir un peu plus, à l'issue de ces cent, sur l'envoûtante impossibilité d'aboutir ».

          Dans ces bribes de textes, l'univers de Kafka se déploie : la présence du père, la menace d'une agression, le coup d'un châtiment, l'arrivée dans des villes étrangères, des courses vaines. Cependant, Pierre Senges les déporte dans une sorte de fuite horizontale, s'emparant du matériau même de la phrase initiale pour le faire jouer avec humour, le faire résonner / raisonner, éprouvant les mots de rencontre et les constructions grammaticales incertaines carl'ensemble de nos peines vient des faillites de notre langue, inadaptée à des circonstances sans cesse renouvelées2. C'est aussi la littérature qui est convoquée avec humour depuis ces fragments, ou plutôt les littératures, contes des frères Grimm, romans de cape et d'épée, thrillers les plus noirs, des œuvres bifurquent, des citations sont détournées. En tirant ainsi les fils de ces petits bouts de textes kafkaïens, l'auteur fait surgir des chemins, des paysages, des scènes saugrenues qui prolifèrent. La lecture en est aussi euphorisante qu'exigente car si « le monde dans lequel nous évoluons fait s'accorder au mieux substantifs et adjectifs pour assurer à la fois notre confort et notre paix »3devenant alors grisâtre, telle la fumée de la chaumière de Blanche-neige, il convient de quitter « les chalets des forêts neigeuses 4». La multiplication des variations à partir des mêmes petites phrases est là pour nous déprendre de cet abandon au plaisir des suites attendues. Le travail d'écriture qui force la langue dans ses retranchements, l'utilisation d'une logique poussée jusqu'à produire des monstres n'entretiennent pas l'illusion de la facilité ni celle de l'inspiration. Les textes de Pierre Senges aiguisent la lecture, là est le bonheur.

          Ainsi, il serait restrictif de ne voir dans cette entreprise que prouesses narratives et imagination5. Pierre Senges disait au Matricule des Anges6 : « J'aime beaucoup l'idée qu'il puisse y avoir une grande familiarité entre un raisonnement et une narration. Une narration qui commencerait par " supposons que "(hypothèse), " donc "(série de conclusions). Supposons qu'un fou de romans de chevalerie se prenne pour un nouveau chevalier et c'est le départ deDon Quichotte. » C'est aussi le départ du lecteur stimulé par le foisonnement des possibles ouvert par ce travail d'hypothèses et de conclusions au gré des combinaisons formées sur la page sans aboutissement en vue, comme le signale l'auteur.

 

Un dernier jeu, avant de fermer ce livre : on trouve dans les dernières pages la liste des incipit chacun associé à la phrase de clôture du fragment écrit par Senges. On peut écrire un autre texte entre les deux.


1N°92, avril 2008.

2Études de silhouettes, p.97.

3Supra, p.29.

4Supra, p.31.

5Relire au besoin la citation de la semaine...

6Supra.

7Et l'on remarquera combien un atelier d'écriture qui proposerait d'écrire des suites de phrases d'auteurs, par exemple, gagnera désormais à ausculter d'abord le propos, voire à en suspecter les attendus avant de s'y livrer.

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