Dire le pire
À propos des Enfants de Vienne de Robert Neumann, Liana Levi, 2009
Dans quelle langue dire le pire ?
Raconter, par exemple, la survie terrible de six orphelins terrés dans une cave de Vienne en 1945. Et leur sauvetage tenté par un Révérend noir de l'armée américaine, et son échec.
Les Enfants de Vienne a été publié à Londres en 1946. Ce roman de Robert Neumann, parodiste autrichien exilé depuis 1933 en Angleterre, a d'abord été écrit en anglais. Dans son avant-propos, l'auteur précise alors qu'il s'adresse « aux hommes et aux femmes des pays victorieux » et qu'il a été écrit comme un appel à « sauver les enfants d'Europe ». Le livre reçut un accueil favorable, sauf en Autriche même. Un an avant sa mort, survenue en 1975, Robert Neuman entreprit de réécrire ce texte en allemand, de le « germaniser », dit-il. La langue de cette deuxième version1 est, d'un point de vue linguistique, très différente de l'allemand utilisé dans la traduction de la première version. « Ils parlaient un allemand mêlé à du yiddish, mêlé à du slang américain et au popolski et au slang russe, là-bas, en ce temps-là, dans la cave de Vienne », explique Robert Neuman en avant-propos. À sa parution, le roman ainsi réécrit fut condamné par la critique en Allemagne2 et en Autriche.
Ce ne sont pas les faits racontés qui sont désavoués, c'est justement la langue utilisée par Neumann, cette langue cassée, chaotique, semblable aux décombres de la ville ruinée où vivent les enfants qui est alors récusée.
Pourquoi avoir choisi cet allemand des décombres ? Ce n'est pas un simple souci de réalisme. Neuman précise que l'histoire pourrait se passer « dans une autre cave, ailleurs, cela pourrait être n'importe quelle cave, en ce temps-là, en l'an 45, au-delà du méridien du désespoir ». Mais cette langue-là, brisée, appartient aux enfants, elle est leur « monument ». Elle témoigne de la violence qui leur fut faite, broyés par le national-socialisme, la guerre et la dévastation de l'après-guerre.
W.G. Sebald3 a analysé combien l'étendard de la Reconstruction a occulté en Allemagne les bombardements des villes par les Alliés et la culpabilité de toute une société. Il montre que ce silence fut largement relayé par les écrivains. En racontant le sort terrible des enfants des caves dans un allemand bouleversé, Neumann ne se contente pas de rappeler des faits tragiques mais passés, des victimes meurtries mais disparues, il inscrit durablement dans la langue, c'est à dire dans le lien social même, la violence et l'effondrement. Et c'est cela qui parut intolérable lorsque le livre fut publié.
Dans quelle mesure la langue, au cœur du pacte social, est-elle complice ou peut-elle, au contraire, dire l'intolérable ?
Ajouter un commentaire