Aucun lieu, nulle part
Un récit de Christa Wolf
Juin 1804 : dans un salon au bord du Rhin sont réunies quelques figures des cercles intellectuels allemands, des écrivains comme Clemens Brentano, Bettina von Arnim. Christa Wolf imagine que se rencontrent là Heinrich von Kleist et Caroline von Günderrode*. Ils ont 27 et 24 ans, écrivent tous les deux, sans être encore reconnus. Ce bref et intense récit livre les pensées de chacun des deux protagonistes, puis les propos qu'ils échangent au cours d'une promenade. Elle se poignardera en 1806 et von Kleist se brûlera la cervelle en 1911.
Quelques pages frémissantes pour dire l'exigence de bonheur et de liberté de deux jeunes êtres qui refusent tout compromis, confrontés à un monde où "même lorsqu'on est prêt à mourir, on souffre des blessures que les autres sont obligés de nous faire ; peu à peu le souffle vient à nous manquer, sous la pression des plaques de fer qui s'approchent pour nous écraser ou nous coincer ", (p.116). Ils sont isolés : "Pourquoi faut-il aussi que personne ne nous entende. Et qu'ils soient tous obligés de se protéger contre nous, sinon Dieu sait où cela les mènerait.", (p.116). C'est une "vie invivable", en "aucun lieu, nulle part", (p.115). Ils sont à part dans ces réunions convenues "dont la seule justification est de confirmer les façons de voir des gens qui s'y retrouvent", (p.80). Ils savent que "l'on apprend seulement si la vie est en jeu, dans l'angoisse de la mort. Livré à des forces que l'on sait capables de nous détruire, parce que quelque chose en nous-mêmes, que nous ne voulons pas connaître, se rue à leur rencontre", p.16). Elle, surtout, va, "curieuse de l'instant où le sol ne la porte plus", (p.82). Lui se débat encore comme cherchant à "se défaire de la part incurable de sa nature", (p.123), ignorant, dit-elle, "l'incomparable sentiment qui vous saisit à l'instant où les cordages se rompent", (p.121). Cependant tous deux témoignent de leur soif d'absolu par et dans l'écriture. C'est ainsi que Günderrode fait peu de cas des compliments que Brentano lui fait pour un de ses poèmes, "l'insatisfaction vis-à-vis de soi-même est le véritable aiguillon.", (p.30). Il faut "ne pas donner à la vie ce qu'elle exige, ne pas donner aux vivants ce qu'ils sont obligés d'exiger ; ne sentir la vraie vie qu'en écrivant...", (p.24).
Le temps de cet après-midi si doux, ils se découvrent, se reconnaissent, dans un face à face brûlant et sombre où chaque mot est ciselé à hauteur de leur soif de vérité.
Ils rentrent de leur promenade, le couchant est beau, la nature paisible. Un fou-rire les prend : "Si les hommes ne peuvent s'empêcher d'anéantir certains spécimens de leur espèce, par méchanceté ou par bêtise, par indifférence ou par peur, alors il nous échoit, nous qui sommes destinés à être anéantis, une incroyable liberté. La liberté d'aimer les hommes et de ne pas nous haïr nous-mêmes", (p.125).
Le récit est dense, acéré, monologues intérieurs et dialogues se confondent, l'absence de marques typographiques ne permet pas de déceler qui parle, elle ou lui, ou peut-être le narrateur, ou Christa Wolf : comment ne pas y penser ?
Elle disait dans un entretien accordé au Magazine littéraire, n° 395, février 2001 : "Pour Aucun lieu, nulle part, je me suis demandée comment l'échec des idées de la Révolution française avait été vécu par les Romantiques allemands [...]. À l'arrière-plan, il y avait une raison profonde à cette interrogation. Je ne distinguais plus moi-même aucun lieu où politiquement, intellectuellement, je pouvais me sentir chez moi. [...] Cela, nulle part. Pas en RDA seulement. C'est pourquoi l'idée de quitter la RDA, d'émigrer, n'avait pas pour moi beaucoup de sens."
Que reste-t-il alors ? "La littérature, l'acte d'écrire", comme expérience de l'utopie, de "nulle part", dit-elle.
* "Günderrode" est bien écrit avec deux "r" dans l'édition Stock. Généralement, l'orthographe de ce nom est "Günderhode" ou "Günderode".
Aucun lieu, nulle part, Christa Wolf, traduit de l'allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Stock, coll. Bibliothèque cosmopolite, 1994.
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