Un peintre, Eugène Leroy
Eugène Leroy(1910-2000)
Il y a quelques années, j'ai découvert au Musée des Beaux-Arts de Caen une grande toile bruissante d'une matière picturale épaisse et lumineuse d'où surgissait, comme d'une glaise, deux silhouettes humaines et nues, encore prises dans ce fond mouvant et déjà glissant hors de cette densité de fange et de rayons mêlés. Cette peinture d'Eugène Leroy s'intitule, je crois, Deux nus (1964). J'ai pensé à Adam et Ève peints par Paolo Ucello dont le corps peine à s'extraire de la nuit primaire, et aussi à Adam et Ève chassés du Paradis tels que les montre Masaccio sur un mur de la Chapelle Brancacci, tant le mouvement des figures se fondait dans la même onde vibratoire - et, de fait, il existe bien unAdam et Ève peint par E. Leroy (1968), mais il appartient à une collection particulière -.
C'est cela la peinture d'Eugène Leroy, cette évidence d'une apparition dans la pâte picturale faite chair et rayonnement. Les maîtres de ce peintre, il les nomme Rembrandt, le tout premier, Giorgione, van der Goes, Cézanne, Mondrian, - Oui, Mondrian, et il faut lire ce qu'il dit de cette peinture qu'il voit non pas géométrique, froide, abstraite mais comme un problème d'énergie et de sonorité1- . Mais aussi Rimbaud, Montaigne, Villon, Rabelais, et Proust découvert tardivement. La peinture, elle, s'affirme comme harmonie, à savoir ce qui consiste à donner de la qualité à un objet matériel2. Elle se tourne vers la lumière, avec avidité, parce que c'est elle qui va donner leur substance aux couleurs. Les toiles sont chargées de matière, appliquée au tube, dans son état pur3, et au couteau. C'est une peinture épaisse, longtemps écrasée sur des toiles déjà peintes et grattées où l'épaisseur de la couche peinte donne une respiration lumineuse4. C'est une germination chromatique, aux antipodes d'une peinture décorative, d'une peinture-spectacle qui serait complaisance, complicité. Car il y va aussi de la morale dans ce travail du peintre : Être peintre, c'était une manière de revenir à un rapport vrai avec le monde5.
C'est vers ce rapport vrai avec le monde que le vieux peintre avait depuis toujours engagé sa recherche, lentement et avec patience, et depuis 1958 dans l'atelier de sa maison de Wasquehal, près de Lille, en marge des modes et des courants. Un rapport tel que s'y joue librement le mystère de l'Incarnation dans l'élan toujours recommencé d'une irradiation colorée et ce jusqu'à la plénitude.
<<Adam et Ève, E. Leroy, 1968
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1« Entretien II », in Eugène Leroy, Bernard Marcadé, Flammarion, coll. « La Création contemporaine », 2001, p.177.
2« Entretien I », supra, p. 166.
3Ibid, p.167.
4« Entretien II », supra, p.174.
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