"Remous" d'Hélène Benzacar

Extrait d'une étude plus vaste sur l'œuvre photographique d'Hélène Benzacar, chapitre « Figures, Le loup de dos1 ». (Le loup, sur les images, est photographié de dos, il se dérobe ou du moins montre son indifférence au regard du spectateur.)

 

          Le dernier ensemble photographique, Remous, réalisé par l'artiste a été présenté à l'Exposition Internationale d'Art Contemporain à MAC Paris, Espace Champerret, du 25 au 28 novembre 2010. On peut le voir sur le site d'Hélène Benzacar.

          Cet ensemble comprend six photographies du loup de dos sur une berge rocheuse face au bouillonnement d'un torrent. Devant lui, au bord de l'eau écumante, il y a l'homme en noir présent dans l'ensemble Fleuve (2009) et un jeune garçon aux cheveux clairs vêtu d'une chemise blanche, eux aussi vus de dos. La description ci-dessous suit l'ordre des images telles qu'elles sont présentées sur le site, ce n'est pas l'ordre dans lequel elles étaient installées à MAC Paris.

          1) La tête du loup est vue de près, en gros plan, bien nette. Dressée, elle occupe la moitié gauche de l'image mais l'animal l'ayant détournée, elle est coupée par le bord de la photographie, réduite aux deux oreilles écartées et symétriques, comme deux ailes. Un jeune garçon est assis au bord de l'eau devant le loup, sa tête est relevée et ses cheveux paraissent plus clairs dans la lumière, mais la silhouette reste floue. À côté de lui est assis, lui aussi de dos, un personnage enveloppé d'un manteau noir, déjà présent dans l'ensemble Fleuve. Sa haute tête encapuchonnée apparaît juste au-dessus de celle du loup entre les oreilles de l'animal. Le torrent devant eux est une nuée blanche, floconneuse et floue.

          2) Le corps du loup de dos apparaît au premier plan, cadré avec un mouvement plongeant de l'objectif et coupé sous les épaules. L'animal est flou, comme en mouvement, se déportant du centre de l'image vers la droite. À sa gauche, devant lui, est assis l'énigmatique homme en noir qui regarde l'eau bouillonnante, très nette, d'un bleu gris irisé, avec des reflets d'ambre près des rochers et des remous d'un blanc nacré.

          3) Le loup de dos coupé aux épaules apparaît au premier plan, le poil fauve légèrement flou, le corps déporté de gauche à droite. Devant lui, un jeune garçon de dos est assis au bord de l'eau bouillonnante d'un torrent. Son buste suit une inclinaison parallèle à celle de l'animal, si bien qu'il semble s'appuyer contre lui bien qu'ils ne soient pas situés sur le même plan. Cette impression de proximité est accentuée par la couleur des cheveux identique à celle du pelage, se confondant presque avec lui. L'oreille droite du loup, recourbée, surplombe le personnage comme pour le protéger. En dépit de la violence de l'eau écumante, la scène paraît un moment suspendu, plein de grâce, d'abandon et de réconfort. Le garçon pourrait sentir la chaude fourrure du loup contre sa chemise mouillée, il pourrait poser sa tête contre le flanc vivant de l'animal. Vers le haut de l'image, l'eau devient lisse, son miroir gris bleu reflète des éléments d'un décor de l'autre rive invisible. Un fin feuillage vert (il a été réduit par le recadrage) est suspendu dans le coin supérieur gauche.

          Cette image, d'abord écartée par l'artiste, a été ajoutée lors de l'installation à l'Espace Champerret et placée au terme du parcours que l'œil pouvait suivre de droite à gauche, donc à la sixième place. Ce déplacement est remarquable : il donnait cette image comme une fin possible au récit suggéré par la succession des photographies de des ensembles Fleuve et Remous déployées le long des murs.

          4) La photographie a la même composition que la deuxième image, mais le loup ne garde de flou que le haut de la tête, tandis que le reste de la scène est presque irréel à force de flou. Le personnage en noir en particulier semble avoir perdu tout volume et n'être plus qu'une figure sans volume se détachant contre la masse brouillée et lumineuse des eaux.

          5) La tête du loup surgit au premier plan au centre de l'image, l'encolure un peu floue mais la nuque bien nette, les oreilles écartées. Il surplombe une scène floue. On distingue la berge encombrée de rochers ronds et gris d'un torrent à l'eau bleu gris, claire et bouillonnante d'écume, et, dans l'axe du regard de l'animal, le buste d'un jeune homme de dos, courbé la tête en avant, nuque ployée, assis au bord de l'eau. Il porte une chemise blanche à manches courtes. On aperçoit le rose de sa peau et ses cheveux bruns.

          6) La tête du loup au premier plan à droite est cadrée coupée plus haut et elle est moins volumineuse, comme si le photographe avait reculé. Sur sa gauche, assis à côté de l'homme en noir dont tout le buste apparaît, on trouve le jeune homme, la tête un peu enfoncée dans les épaules. Ses cheveux ont exactement la couleur brun roux des oreilles du loup qui se trouve derrière lui. Devant les trois personnages, l'eau tumultueuse et floue a des tons bleu gris et blancs neigeux. On aperçoit une tache de verdure sur la gauche vers le haut.

 

        pour-affiche-1.jpg  D'emblée, j'avoue l'émotion qui m'a saisie en découvrant ces images alors que j'achevais le parcours descriptif des ensembles précédents. Remonté le long du fleuve avec son compagnon obscur, le loup paraît approcher de sa source dans un lieu sauvage et trouver là ce jeune garçon que la blancheur de son vêtement confond avec l'écume fragile des remous. Il serait tentant de suivre le loup au fil d'une histoire que livreraient les ensembles photographiques successifs au fil des années, un conte initiatique dont le dénouement se jouerait là, dans les tourbillons blancs d'une origine, sur une rive hantée par des fantômes. Dans son ouvrage2, Georges Banu rappelle que dans le théâtre japonaiskabuki, « la tradition veut que l'acteur, pour désigner un personnage défunt, tourne le dos et reste ainsi immobilisé. […] La position à laquelle il est assigné, la salle la perçoit comme étant une évidente posture de disparition ». On peut comprendre alors en quoi le déplacement de l'image 3 en sixième position peut être bouleversant si l'on songe que dans ce miroir inversé que nous tend la photographie, le vivant et le mort ont échangé leurs places3 : l'animal naturalisé est pris pour un loup vivant tandis que le personnage est celui d'un enfant mort. Le loup, au terme de ce récit photographique, hisse un instant ce fragile fantôme hors de l'eau tourbillonnante. Le rameau de feuilles vertes palpite comme le signe d'une nouvelle alliance.

          Nous sommes là au plus près d'un mystère, celui que célébraient les cultes initiatiques orphiques et ceux d'Èleusis, d'Attis, d'Isis ou de Cybèle associés à la résurrection des divinités de la terre. Mais ce ne serait qu'une seule des histoires disponibles parmi celles auxquelles invitent le tournoiement sans fin des remous, les mises en scène des différentes expositions d'images photographiques, les jeux de lumière et d'ombre, les reflets. Des personnages s'avancent ou se détournent, se ressemblent, se confondent en des métamorphoses étranges. Parmi eux, le loup de dos, énigmatique, est une figure libre.

 

          Vu de dos, le loup n'apparaît pas immobilisé par et sur l'image photographique, plutôt suspendu dans son mouvement que l'exposition au sein du polyptyque remet en jeu. Cette suspension et l'impossibilité de voir l'expression de sa face rendent incertain le sens de sa posture. Cette indétermination du mouvement fait de l'animal un frontalier « un nomade », écrit Hélène Benzacar4. Le spectateur peut alors imaginer l'histoire dont il surprend là une ou plusieurs scènes énigmatiques. Il est tentant ainsi de voir en lui, l'être des passages, la figure d'un passeur. Ne paraît-il pas accompagner Charron dont la silhouette noire transite au bord du fleuve ? - Charron, celui qui va et vient entre deux bords, entre deux mondes, entre l'empire des Morts et le règne des Vivants -.

          Placé de dos au premier plan, d'où vient le loup ? Où va-t-il ? Cela n'est pas déterminé. Les arrière plans des images dans les ensembles précédents sont souvent noyés dans l'ombre ou flous. Dans Remous, le loup et les personnages sont devant un monde sans horizon. Il n'y a pas de rive de l'autre côté de cette eau bouillonnante que des effets de flou transforment en nuage. « Remous » est un mot dont certains étymologistes font remonter l'origine au latin revolvere : se retourner. Le loup ne se retourne pas, pourtant ce titre et les tourbillons violents de l'eau semblent suggérer que quelque chose ou peut-être quelqu'un fait retour au bord de cette rivière fougueuse qui barre tout chemin au-delà. À moins que ce retournement ne soit celui du loup de dos, entraînant toutes les figures de ces images dans les remous miroitants d'un kaléidoscope où les histoires viennent se prendre.

 

           La posture du loup le dérobe à la clarté des signes et préserve une face d'ombre qui contribue à rendre sa présence mystérieuse, irréductible.

          Elle affiche l'indifférence du loup à l'égard d'un spectateur quelconque. Il l'ignore et on peut entendre l'expression au sens littéral : le loup et le spectateur n'appartiennent pas au même espace ni au même temps, le loup se meut hors du regard, la scène est surprise par l'œil d'un public voyeur, le loup se dérobe autant que l'image l'expose : telle est l'ambiguïté. Cette posture souligne l'autonomie de la scène par rapport à l'image présentée, elle n'a pas lieu au moment où elle est regardée, mais est assurément antérieure, décalée dans le temps et dans l'espace. L'image produit cependant un effet de réel, perçu comme tel, forcément fictif.

          Le regard du spectateur voit la scène que découvre le regard du loup. Bien entendu, ni le cadrage, ni le point de vue ne sont les mêmes, le spectateur est situé derrière l'animal qu'il voit et qui, quant à lui, l'ignore. Par ailleurs, bien malin qui dira le point de vue du loup dans cette histoire. Néanmoins, il y a un devenir-loup du spectateur qui s'opère justement par ce relai des regards. C'est donc au devant du loup que le spectateur trouve le jeune homme apparaissant/disparaissant dans la nuée blanche de Remous. Ne peut-on penser que ce que voit le loup ne peut alors être vu que par le détour de son regard, jamais pleinement vu donc, mais toujours de cette façon indirecte, détournée ? Ou bien la posture du loup de dos est-elle unefigure, c'est à dire un trope,une torsion invitant à regarder l'image comme une scène déplacée et comme le déplacement d'une scène qui ne se pourrait voir de face et serait ainsi montrée de façon oblique ? Mais ce que voit le loup, en supposant bien sûr qu'il voie quelque chose – ou quelqu'un - , n'est-ce pas aussi ce que voit le photographe placé derrière le loup ? Et si le photographe ne voit pas tout, n'est-ce pas du moins ce qui impressionne la pellicule qui, elle, en aveugle, est sensible à l'invisible d'un rayonnement qui vient laisser son empreinte ? L'animal, dans l'innocence de sa sauvagerie, et l'appareil photographique, dans l'impassibilité de son dispositif technique, captent la part occulte de cette scène à notre insu. Il y a dans cette hypothèse la potentialité d'une histoire fantastique, au sens littéraire que l'on donne à ce terme :

          Si les œuvres d'Hélène Benzacar proposent, on l'a dit, de « rendre visible » le plan photographique, il ne s'agit pas là de faire voir l'Invisible - entreprise qui relèverait de la magie ou de la naïveté -. Tout plan photographique capte une présence passée que l'on peut (re)voir. La banalité de cette remarque occulte le coup de force de l'oxymore. Le plan photographique est le voile de l'illusion de présence. En le rendant perceptible, l'artiste ne contribue pas à en exhiber le leurre de façon déceptive. Elle utilise le plan photographiquecomme si il était la plaque sensible elle-même sur laquelle est venue se fixer un être désormais absent. Les différents effets - ceux qui produisent l'aspect feuilleté des œuvres, leur donnent de l'épaisseur et rendent visible le plan photographique - engagent à une traversée du temps. « L'œil pénétrait aussi dans une épaisseur temporelle »5, écrit Hélène Benzacar à propos des collages réalisés dans les années 1993-1995 autour de peintures photographiées. L'absence n'est pas niée, mais un dispositif permet de la montrer telle quelle, dans ce qu'elle a de présence fantomatique, dans ses retours successifs sous le voile de l'illusion de présence.

          Qu'en est-il alors du loup de dos ?

          « Ce loup accompagne ma vie. Car au delà de l'objet, j'ai constitué une série de photos : le loup y est vu en toutes sortes de lieux, et de postures, objet errant, nomade. Ces mises en situation du loup présentent une ombre au bord de la disparition parfois et pourtant encore là. Le loup est un objet fluide qui passe par toutes sortes d'états. L'animal, souvent assimilé aux dieux du trépas prend la forme du vêtement d'Hadès fait d'une peau de loup. La photographie est faite de cette même peau, une surface qui désigne l'absence. »6 Le loup de dos serait la figure du plan photographique devenu visible, c'est à dire à la fois la forme concrète et l'écart même qui permet le passage - le franchissement du fleuve ou la traversée du miroir, selon les histoires -. Tout cela se passeà la surface de l'image. La peau du loup est à la fois un signifiant et un opérateur, un voile et une voie détournée, déguisée, pour faire apparaître l'absence. Toutes les autres figures et les signes qui l'entourent : l'homme en noir évoquant Charron, le fleuve, ... proposent cette lecture métaphorique, à condition d'aller jusqu'au bout, c'est à dire de la laisser passer, de la laisser se dissoudre dans les tourbillons qui la renvoient indéfiniment et la font disparaître dans une nuée blanche, saturée de lumière comme la plaque photographique irradiée. Tenter de l'arrêter serait aussi vain que de vouloir regarder le loup de face. Il n'y a là qu'un effet de loup. Le loup de dos est un leurre. Sa posture contribue à créer ce leurre. Elle est en quelque sorte une im-posture? Ces scènes improbables n'auront jamais eu lieu que sur l'image. Le loup de face exhiberait le mannequin naturalisé qui le met en scène, son dos déploie la fiction et emporte avec lui la constellation des histoires.

 

          En regardant ce loup de dos, le photographe, le spectateur peut croire voir ce que voit l'animal : l'ouvert, un espace où les signes ne sont pas encore arrimés au sens, un territoire incertain où tourbillonne une poussière blanche jusqu'à l'aveuglement.

  

1Ce titre pour faire signe au livre magistral de Georges Banu, L'Homme de dos, Éditions Adam Biro, 2000. L'auteur étudie la figure de « l'homme de dos » dans l'histoire de la peinture et de la mise en scène de théâtre.

2Ibid, p.88.

3Voir une autre partie de notre étude, Le carré magique.

4H.B., p. 111.

5H.B., p. 60.

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