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« PROFIL : Coupe verticale d’un sol divisé en horizons. »1

 

     Claudia passeri aedicula rrClaudia Passeri a conçu l’installation Aedicula pour la Chapelle de la Charité à Arles à l’occasion des Rencontres de la Photographie 2019. Au centre de la chapelle s’élève une haute colonne polyédrique en bois clair constituée de plusieurs présentoirs disposés dos à dos. Cet assemblage rappelle un kiosque à journaux comme on pouvait en trouver autrefois dans les rues. Sur les rayons se trouvent des feuilles blanches au format des pages du journal italien fondé par Antonio Gramsci, l’Unità, mais vidées de tout texte et où sont imprimées des photos en noir et blanc, énigmatiques. Le public n’en a pas une vue d’ensemble et les découvre au fur et à mesure, en faisant le tour de cet aedicula. Ce mot anglais vient du latin, il désigne une petite chapelle, une niche dans un mur, vouée à la prière ou à une commémoration, où l’on conserve des reliques, une statue. En italien, c’est le nom donné aux kiosques à journaux, en français il désigne les petites constructions de l’environnement urbain en général.

     Les photos exposées ont été prises par Claudia Passeri au Furlo, un hameau situé sur l’ancienne Via Flaminia qui reliait Rome à l’Adriatique. Les falaises qui dominent l’étroite gorge où il se niche contiennent de nombreux fossiles marins et une grotte où l’on a trouvé les traces d’une occupation préhistorique. Elles ont été exploitées pour leurs carrières de pierres roses, aujourd’hui fermées depuis que le site est devenu une réserve naturelle. Mussolini a séjourné plusieurs fois au Furlo et avait sa chambre dans l’auberge du village. En 1936, des miliciens ont sculpté son profil qui surplombait le sommet du Mont Pietralata de ses 1,80 mètres jusqu’à ce que les Partisans après la guerre ne le dynamitent en partie. Aujourd’hui, le bloc monumental est envahi par la végétation. La salle à manger et la chambre du dictateur à l’auberge, conservées par les propriétaires, accueillent les visiteurs qui au fil des années ont laissé et laissent signatures, symboles, graffitis nostalgiques ou hostiles. Des célébrités du cinéma ou de la politique sont passées au Furlo. Claudia Passeri se souvient s’y être arrêtée souvent enfant avec ses parents en route vers la mer. La construction d’une autoroute dans les années 80 a scellé l’isolement du hameau.

     Le Programme qui accompagne l’exposition et la déambulation du public se présente comme un journal écrit en italien, en français et en anglais. Il reprend plusieurs photos visibles sur les présentoirs, cette fois sous-titrées, et offre à la lecture plusieurs articles sur l’exposition, le village du Furlo, le travail de Claudia Passeri. Cependant ces éléments d’informations plutôt qu’une explication sont une matière à penser. L’artiste le dit elle-même dans un entretien rapporté dans ce programme : « Ce terme [aedicula], et l’installation dans la Chapelle de la Charité, invitent à repenser le journal, l’information, le lieu, dans une mise en relation du sacré et du populaire. J’invite à créer de nouveaux liens entre tous ces éléments, à leur donner un autre sens. Ces renvois, ces associations d’images, et les non-dits créent une lecture qui se complexifie. ».

     Dans la relation entre lieux et histoire, l’artiste ne se contente pas de relever les traces du passé, de les mettre en scène. Elle invite non seulement à les regarder, à les interroger, mais surtout à interroger le regard qu’on leur porte.

     Aucun souci sociologique, ethnographique ni même historique ne semble au premier abord avoir présidé aux prises de vue des images du Furlo. Privées de cartel, elles présentent des éléments de paysage difficilement identifiables, parfois un simple détail en gros plan, herbes prises dans les glaces, angle d’un mur de pierres, morceau d’un monument funéraire. On découvre partiellement quelques personnages, des visages lointains ou dissimulés, la nuque d’une femme, des mains munies d’une aiguille à coudre. Rien de panoramique, rien de spectaculaire. Le profil monumental de Mussolini triomphalement mis en scène en son temps sur sa hauteur disparaît dans la verdure des arbres, les restes laissés par l’Histoire affleurent hétéroclites, mêlés et dispersés dans la banalité prosaïque du paysage, d’une rue, d’une salle d’auberge. Ce parti-pris dans la démarche photographique correspond à l’amnésie d’un environnement où ni plaque ni stèle ne viennent expliciter, situer dans leur contexte les stigmates de la période fasciste.

     L’histoire a fait faillite. Reste ce puzzle où l’élémentaire prend la place de l’événementiel, le souvenir celle de la mémoire.

     La démarche de Claudia Passeri nous questionne à double titre. Elle met en crise l’information diffusée massivement dans une société de l’immédiateté et du spectacle. Elle nous amène à interroger notre regard face aux images en général – et ici en noir et blanc, tronquées - , le sens que nous leur attribuons, le récit que nous élaborons. Ce que nous rappellent ces photos, c’est que tout regard traque des traces qu’il déchiffre. C’est l’œil ancien du chasseur qui est ici convoqué ou celui de l’archéologue. Si l’histoire se matérialise sous la forme de ces roches fossiles, de ces plantes, de ces graffitis ou de la frange d’une nappe d’autel, la présentation kaléidoscopique de ces détails dans l’installation invite au récit, met en jeu la capacité du regard à lui donner forme. Le Programme, en exergue d’un article d’Enrico Lunghi, « Résister – avec Claudia Passeri » cite Guy Debord : « La critique qui va au-delà du spectacle doit savoir attendre ». C’est bien de cela qu’il s’agit dans la mise à distance du Furlo par ces images inattendues, par le délai qu’impose au regard la dispersion de l’installation. Une résistance s’organise contre la circulation généralisée des images et le flux d’une information en continu abreuvée au sensationnel.

 

     « J’espère que le spectateur pourra prendre et perdre conscience des images dans sa déambulation. Il n’y a pas de récit linéaire ni de conclusion imposée. », dit Claudia Passeri dans le Programme.

 

« PROFIL : configuration de quelque chose à un moment donné [...] »2

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1In Aedicula Programme de l’installation.

2In Aedicula Programme de l’installation.

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