Mnémosyne d'Hélène Benzacar
Dans le cadre de L'Art prend l'air, Hélène Benzacar présentait le 18 et le 19 mai 2013 dans son atelier quelques pièces de son ensemble le plus récent, Mnémosyne, un poignant et beau travail qui a déjà été exposé deux fois, à MAC 2000 à Paris et lors de la manifestationdes AteliersPortes ouvertes à Angers en novembre 2012.
A voir sur le site de l'artiste : link
L'entreprise, par son titre, est placée sous le signe de la mémoire,Mnémosyne en grec. C'est le mot gravé au-dessus de la bibliothèque d'Aby Warburg, comme le rappelle Georges Didi-Huberman dans l'ouvrage qu'il consacre à cet historien de l'art1
La démarche de Mnémosyne est originale au regard des œuvres précédentes : l'artiste a sélectionné des photos provenant d'archives familiales, d'autres photos sont en relation avec sa vie ou son parcours d'artiste. Sur ces images recadrées, agrandies, elle a dessiné et peint à l'huile des cercles pleins, de tailles différentes, s'interpénétrant par superpositions, initialement blancs puis certains recouverts d'autres couches de couleur qui les distinguent les uns des autres. Ainsi, on voit une image comme distante au fond du tableau et partiellement recouverte par des disques blancs et colorés qui semblent en mouvement à sa surface, un mouvement de diffusion et de lévitation, bulles qui montent du fond, blanches, mauves, vert tilleul, jaune citron, sienne, noires, et rappellent ces formes papillonnantes qui dansaient sur la pellicule des vieux films d'autrefois. Les formats sont rectangulaires et présentées dans des cadres de bois travaillés dans le style des années 1920-1930, trouvés dans des greniers et des brocantes.
Les œuvres sont nombreuses et il serait dommageable de les isoler une à une. L'ensemble peut être considéré comme un polyptyque, au nombre indéterminé de pièces et à l'intérieur duquel on peut découvrir des sous-ensembles. Réunies, elles formeraient une immense carte ou constellation où l'œil circulerait suivant des rapprochements spatiaux, formels ou thématiques. À MAC 2000, Hélène n'a pas été satisfaite par l'installation qu'elle avait préparée : des pièces appartenant à des ensembles photographiques antérieurs étaient présentées au mur à hauteur de regard et, au-dessus, par affinités de couleurs ou de thèmes, les œuvres de Mnémosyne, de plus petit format et plus nombreuses. Cependant, cet accrochage avait l'intérêt de relier les œuvres précédentes aux plus récentes, non seulement dans l'espace mais en montrant entre elles des correspondances, comme si le mur donnait à voir une généalogie des œuvres situées dans sa partie inférieure.
Généalogie : « 1) suite d'ancêtres qui établit une filiation. 2) Science qui a pour objet la recherche des filiations. (Dictionnaire Robert). La dimension autobiographique des documents photographiques qui ont servi de base àMnémosyne incline à retenir cette idée d'une généalogie. Plusieurs photographies faisaient partie de l'album familial et sont regroupées au mur suivant les lignées paternelles ou maternelles. D'autres livrent des éléments reconnus comme des formes ou thèmes apparus ultérieurement dans les œuvres de l'artiste ou qui ont compté dans la démarche de création artistique. Leur rassemblement autorise une confusion entre la filiation génétique et artistique. L'installation de MAC 2000 livrerait alors une sorte d'arbre généalogique à la fois de l'artiste et de son œuvre et donnerait à voir le croisement des lignées.
Dans l'exposition de L'Art prend l'air, Mnémosyne est associé à une image de Réserve : on y voit un enfant qui observe, dans le halo d'une lampe, la tête d'un ours naturalisé dans les réserves d'un musée des Sciences naturelles. Les formes circulaires - en particulier celle de la lumière – rappellent les disques de Mnémosyne et justifient plastiquement le rapprochement de cette image avec les œuvres exposées. En outre, Réserve, comme Mnémosyne est une exploration du fond : les réserves du Museum semblent un territoire de la pré-histoire, au sens où l'histoire naturelle des espèces qui va être présentée dans les salles supérieures, n'y est pas formée. Ces restes en dépôt sont conservés là, muets, en désordre comme des sédiments de la mémoire. Il faut qu'ils soient remontés au jour dans les salles d'exposition pour accéder au sens. Enfin, les photographies de Réserve entraient en résonance avec le film de Peter Greenaway Meurtre dans un jardin anglais, où apparaissaient les motifs de la vue, du point de vue, du visible et de l'invisible, mais aussi de la filiation.
Ainsi avec Mnémosyne, l'artiste semble être allée dans les réserves de la mémoire en quête des figures qui allaient donner corps aux scènes photographiques de ses images.
Mais pas seulement : car cette première approche est bien naïve.
Elle s'appuie sur l'idée de ressemblance, celle-là même qui anime la pulsion de reconnaissance lorsque l'on feuillette l'album de photos familial. Or, on le sait bien : l'attention aux ressemblances conduit à une aporie dans un jeu d'échos infinis. Car ce même qui revient dans les traits de l'un et de l'autre ne gomme pas leur différence. L'invitation à chercher une ressemblance ouvre à une collecte d'indices incertaine. On peut bien reconnaître tel nez, fossette ou carrure actualisé dans tel nez, fossette ou carrure de nouvelle génération, pour autant ces traits revenants sont revenus chez un autre. En outre, dans la figure la plus récente cohabitent souvent plusieurs ressemblances, au croisement des lignées et plusieurs strates temporelles.
Ce même et néanmoins différent qui revient, ce ressemblant, se charge d'une intensité émotionnelle. Trait é-mouvant, détaché de toute figure, il vient au devant du désir de reconnaissance qui l'investit.
On pourrait considérer aussi bien ce qui a disparu que ce qui est revenu, donc indéfectiblement altéré, juste ressemblant. Toute recherche de ressemblance est aussi tentative de défiguration. Le dispositif de Mnémosyne joue ainsi avec la disparition. Labyrinthe de souvenirs mouvants, détachés, arrachés, cette mémoire rend instable toute reconnaissance, toute identification. En plaçant les anciennes photos, découpées, agrandies, dans un espace qui les dispose autrement, elle nous rend à cette hésitation qui nous saisit parfois lorsque nous n'identifions pas d'emblée quelqu'un, pourtant bien connu de nous, lorsqu'il nous apparaît dans un lieu inaccoutumé où nous ne l'attendions pas. En changeant de place, il devient autre, illustrant par l'exemple inverse à celui de Simonide de Céos, que toute identification est une affaire de place et de relations dans une structure.
Mnémosyne est une nébuleuse où chatoient les ressemblances. Si elle porte à interroger comment sont faites les images, ce n'est pas pas pour en révéler la provenance, l'origine, mais pour montrer ce qui les travaille, la mémoire au travail dans les images.
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1L'Image survivante, Histoire de l'art au temps des fantômes selon Aby Warburg, Georges Did-huberman, Éditions de Minuit, 2011. « En faisant graver en lettres capitales le mot grec de la mémoire (Mnémosyne) au-dessus de la porte d'entrée de sa bibliothèque, Warburg indiquait au visiteur qu'il entrait dans le territoire d'un autre temps. », p.50.
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