Migrations sur la peau du monde

Des Dialogues terrestres attentifs aux pistes invisibles frayées par les bêtes et les végétaux, auraient été initiés par une exposition du plasticien Dominique Rousseau, Gondwana ou La prose du monde1 : quelque 36 œuvres, souvent de grand, voire très grand format, larges et longues feuilles de pâte de papier dans lesquelles sont immergés coquilles, graines, dépôts divers glanés au fil de la terre.

 

 

Là, enfoui dans un cocon de soie au plus profond du monde, dans une obscurité moelleuse, silencieuse.

Une aube au dehors baigne lentement les parois, infusant un impalpable rayonnement qui, insensiblement, révèle des transparences et des veines plus opaques dans la peau qui enserre. Une clarté très douce fait courir des nervures qui s'emplissent d'ocre ou de mauve, dessine en filigrane des lignes fabuleuses qui s'enroulent en forme de conque, de crosses de fougère, se déploient comme les vertèbres d'animaux mythologiques. Dans le jour qui se lève, les empreintes d'anciens coraux se détachent comme des élytres prêtes en l'envol et l'entrelacs des traces inaugure la migration d'algues et de graines mêlées. La membrane rêveuse maintenant inondée de lumière semble être montée à la surface et s'ouvrir sur la nappe radieuse d'une page. Sur ce palimpseste, des fossiles, des coquillages, des feuilles se confondent en nuages, en buée. C'est un poème retenant encore quelques écorces, quelques rameaux mystérieux où l'on croit voir s'envoler des ailes de papillon, des souffles d'air à peine pigmentés d'aurore.

Corail reducLes yeux grands-ouverts maintenant, il faut sortir, s'emparer de ces membrures arachnéennes, s'élever, migrer, partir à son tour sur les routes infinies du monde.

Une telle naissance eut lieu, sans doute, ce jour de 1939 où l'avion de la Luftwaffe que pilotait Joseph Beuys s'abattit en flammes sur une steppe de Crimée. Recueilli par une tribu tatare, l'aviateur gravement brûlé fut enveloppé de feutre et de graisse et resta longtemps dans cette matrice gluante qui régénéra sa peau. Rétabli, il devint l'artiste que l'on sait.

L'art est éveil, voilà ce que nous révèle Dominique Rousseau en déployant au mur ces lambeaux de peau remontés d'une nuit originelle. Éveil par l'œil et le toucher aux textures de toiles grumeleuses, rugueuses, granuleuses, lisses, toutes pétries de fibres longues comme lianes, comme chevelures, gonflées de flocons poudrés de graines, accumulées en strates beige, ivoire, grises, et tous les dégradés de la rouille et de l'ocre, fondant vers le sombre, épousant le noir, jamais obscur. Éveil aux chemins qui sillonnent le monde, à la géographie subtile des flux et des courants. Éveil à l'histoire des êtres qui migrent sur la peau du monde.

Dans certains lieux, les cauris, ces petits coquillages déplacés par les courants marins le long des côtes, sont utilisés pour la divination, l'aléa du geste qui les lance confond ainsi le destin individuel et l'histoire mouvante du monde en de fabuleuses constellations, de même que les lignes de la main tracent le réseau en étoile d'une vie. Tout devient signe, mais signe de rien, emporté par ce vent qui fait le tour du globe terrestre, rien sinon l'errance, la lumière, la beauté de ce qui va et nous délie de toute pesanteur.

 

C'est « une autre terre mentale »2

 

 

                                                                                                             P1020003

 

Photos de Dominique Rousseau qui a réalisé des livres d'artiste avec Kenneth White, ici Le Cahier des falaises. Texte manuscrit du poète.

 

 

1En août 2011, à l'Espace Port de Plaisance de Pornichet (44380)

2Kenneth White, « La maison des marées », in Un monde ouvert, Anthologie personnelle, Gallimard/Poésie, pp.188-189

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