Les Ménines d'Hélène Benzacar

L'invisible

Cet article explore la genèse des images photographiques d'Hélène Benzacar à travers l'ensemble Ménines.

 

          Un poème de Jules Supervielle met en garde contre la tentation de voir en face le cavalier qui passe, « Il se retournerait / Et ce serait la nuit ».Voici encore une rencontre : ces vers m'ont été donnés au moment où je poursuis ma lecture de l'œuvre d'Hélène Benzacar par l'étude des séries Ménines, réalisées entre 1995 et 1998. Le titre renvoie explicitement à la toile célèbre de Velásquez dans laquelle on voit le dos d'une toile qui n'a cessé d'alimenter les commentaires par l'impossibilité où l'on se trouve de voir sa face peinte. Toute l'œuvre d'Hélène Benzacar me semble, ce soir, se glisser dans l'énigme qui donne à voir au spectateur du tableau une peinture repliée, en quelque point retournée sur elle-même et son invisibilité. Peut-être même y a-t-il, dans ces vers, comme un avertissement :

          « Il se retournerait / Et ce serait la nuit »

 

          C'est au seuil des années 2000 qu'Hélène Benzacar cesse d'utiliser la peinture comme pratique dans son travail. Les séries des Ménines, réalisées avant cette rupture, font encore référence à la peinture Néanmoins, ces Méninesengagent la pratique nouvelle de la photographie dans la démarche de l'artiste, telle qu'elle sera utilisée à partir de 2002.

         Une première série, Ménines, est réalisée en 1995.On reconnaît sur chaque pièce des personnages du tableau. Le personnage de l'infante a été délibérément privilégié. C'est le groupe qu'elle forme avec les deux suivantes qui fait exclusivement l'objet du travail photographique au Polaroïd. Toutes les pièces ont un rapport avec le regard.

  • Chaque pièce est présentée dans un cadre constitué par deux plaques de verre dont les dimensions sont légèrement supérieures aux siennes et qui la débordent par leur transparence. Ce dispositif permet à l'œil de se glisser entre les deux plaques si l'on se place de biais et rend visible alors la composition feuilletée de la pièce.

  • . Les silhouettes ou les figures des personnages peuvent apparaître démultipliées sur la même pièce avec des échelles différentes. Il y a donc une impression de profondeur. Les personnages s'enfoncent ou s'avancent dans la pièce, colorés, évanescents ou obscurcis, mouvants toujours.

  • Les clichés Polaroïd ont été fragmentés, des couches prélevées, collées par superpositions, certains morceaux sont retournés sur l'envers, d'autres sont peints. Des matériaux ont été introduits, bris de verre transparents ou peints en noir, papier translucide sur lequel on voit des traînées de peinture blanche. Des effets circonstanciels sont crées par des jeux de reflets dus au verre et aux parties glacées des clichés.

          Une pièce retient particulièrement l'attention. C'est la seule dans laquelle l'infante est absente, elle manque à la place où l'on s'attend à la voir entre les deux dames de cour qui semblent présenter un voile ou un vêtement à une forme vide. Derrière la dame de droite, on voit un œil ouvert. Un autre œil ouvert et deux ronds noirs comme des yeux fermés sont distincts au bas de la robe des dames. La position des personnages évoque une scène d'accouchement, les femmes assistant une béance qu'elles entourent de linges, ou rappelle irrésistiblement une adoration dans une scène de Nativité.

 

         Une seconde série, Ménines, est un triptyque réalisé sous trois aspects entre 1995 et 1998. Il se compose de trois images photographiques qui présentent le portrait en buste d'une fillette dont le vêtement, la coiffure, le bouquet de fleurs qu'elle tient à la main rappellent le portrait de l'infante Marguerite des Ménines de Velásquez.

          Cette seconde série Ménines d'Hélène Benzacar marque une étape décisive dans sa démarche :

Tout d'abord, les photographies sont non plus celles d'un tableau mais d'un sujet vivant.

Ensuite, c'est la première fois qu'elle prend comme personnage photographié l'un de ses enfants, sa fille Lou.

Enfin, c'est aussi la première fois qu'elle utilise un format carré.

          On note l'abandon progressif de la peinture comme matériau. Encore présente dans les pièces datées de 1995, elle n'est plus utilisée par la suite dans le traitement des photographies de cette seconde série. C'est le traitement du plan photographique qui intéresse désormais l'artiste.

 

          Dans les pièces de la série réalisée en 1995, la fillette se tient bien droite, décalée dans la partie gauche du cadre photographique, la tête légèrement relevée, ce qui lui donne une singulière expression de défi, comme si elle bravait l'objectif qu'elle ne fixe cependant pas. Elle ne sourit pas. Elle porte une robe bleu pâle dont l'empiècement blanc triangulaire et les manches à volants évoquent le vêtement de l'infante espagnole. Le fond est blanc crème et sur l'une des pièces, on distingue, de biais, à droite, un miroir dans lequel s'est pris le reflet du profil de l'enfant. De fait, le personnage apparaît plus ou moins sur chaque pièce cependant, on le devine toujours. De la peinture à l'huile dans des tons jaunes et bleus a été apposée à l'aide de traits denses au pinceau de façon à recouvrir en partie l'image. Sur l'une des pièces, c'est un texte manuscrit en blanc qui s'étend sur toute la surface. Ce traitement est comparable à un voile protecteur qui viendrait, tel un cocon, envelopper l'enfant exposée et qui n'est pas sans rappeler celui que les dames de la cour tiennent dans l'une des pièces de la première série. Ainsi l'enfant est-elle comme à l'abri des regards.

          Les trois photographies de la série de 1996 semblent dater de la même époque que celles de la série précédente. La même enfant vêtue de la même robe apparaît sur un fond neutre clair mais avec des poses différentes. Elle lève un bras sur l'une des photographies, elle tient un bouquet de fleurs rouges sur une autre. L'enfant ne regarde pas l'objectif et a l'air sérieux. Dans cette série, de la cire enduit l'image et, en épaississant la surface, lui donne un aspect embué et légèrement floue, les contrastes sont atténuées.

          Les trois pièces seront exposées en 1998 au Grand Théâtre d'Angers. Des photos de cette exposition montrent le triptyque au mur d'une salle plongée dans une semi-obscurité, une lampe placée au-dessus de chaque tableau photographique projette une lumière douce et dorée sur l'image qui se reflète dans le sol à la surface glacée.

         Le collage mais aussi l'application de peinture sur les photographies brouillent la transparence du medium photographique, lui donnent une présence matérielle. La cire donne aux images une opacité légèrement floue qui « donne corps 1» aux photographies, selon l'expression de l'artiste. C'est cette matérialisation de la photographie qui intéresse désormais Hélène Benzacar qui cherche à «rendre visible l'invisibilitédu plan photographique »2

          Hélène Benzacar souligne que c'est justement dans cette interrogation du medium photographique que se trouve encore une référence à l'histoire de la peinture. Le tableau de Velásquez, Les Ménines, construit un piège à regards qui rend visible le plan pictural.

          Avançons encore un peu dans l'œuvre ultérieure : les installations que réalisera Hélène Benzacar à partir de 2001 mettent en place un dispositif que la peinture énigmatique de Velásquez interroge pour l'œuvre peinte. Le spectateur des Ménines est tenté de demander à voir ce qui se trouve peint sur la toile retournée. Dans une installation, le spectateur ne voit pas tout, jamais. Dans le cas des installations photographiques d'Hélène Benzacar, nous verrons que le dispositif est particulièrement complexe et riche.

          La question du regard, de la place de celui qui regarde et de ce qu'il voit surgit donc avec une insistance particulière.

 

          Cependant, la beauté de ce que l'on voit est posée au bord l'invisible.

                                                                                                 Ne touchez pas l'épaule du cavalier qui passe,

                                                                                                 Il se retournerait

                                                                                                 Et ce serait la nuit

 

1H.B., p.60

2H.B., p.63

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