Le Loup d'Hélène Benzacar

L'étoile du loup

Je poursuis ici l'étude des images photographiques d'Hélène Benzacar. Les articles ont été rassemblés dans le catalogue 2011 des oeuvres de l'artiste.

          La légende des Sept Dormants raconte le réveil pour quelques heures de sept jeunes Chrétiens persécutés deux ou trois siècles auparavant et endormis dans une caverne où se trouverait aussi le tombeau de Marie de Magdala, la première, selon les Évangiles, à rencontrer le Christ ressuscité. La Sourate 18 du Coran qui est associée dans l'Islam à l'attente de la résurrection, parle aussi de ces personnages qu'elle décrit endormis plusieurs siècles avant Mahomet et que la tradition confond parfois avec les compagnons du Prophète. Cette source place un chien à l'entrée des chambres funéraires. Cette figure animale n'est pas sans rappeler les kerub ailées qui gardent les sanctuaires assyriens ou hébreux, ou le chacal d'Égypte, Anubis, dieu funéraire associé à Isis veillant sur son frère mort Osiris. Isis est reconnue comme l'étoile du chien, Sothis ou Sirius. Et c'est elle qui enveloppe le corps d'Osiris mort de bandelettes couvertes d'hiéroglyphes sacrés. On peut établir un parallèle avec le chien qui accompagne la chasseresse Artémis et surtout avec Cerbère, gardien des morts, chien d'Hécate, autre figure d'Artémis aux Enfers. La tradition chrétienne situe les tombes des Sept Dormants à Éphèse. C'est là qu'en 1926 des fouilles archéologiques permirent de découvrir dans l'alignement de l'Artémision et du bois d'Ortygie - là où selon la légende grecque naquit Artémis – une crypte contenant sept chambres funéraires et une sorte de reliquaire à l'entrée contenant des ossements. L'église latine a retenu la date du 22 juillet pour la fête de Ste Madelaine - confondant Madeleine sœur de Lazare le ressuscité et Marie de Magdala - et le 27 juillet pour celle des Dormants d'Éphèse, « dates qui se retrouvent dans la liturgie d'Élie et qui correspondaient dans l'Antiquité au lever héliarque de Sirius, l'étoile du chien »1.

          Ces dates sont aussi celles des cultes païens célébrant la renaissance de la végétation sous l'action régénératrice et fécondante des eaux, comme la montée du Nil-Osiris que les larmes de sa sœur Isis avaient rendu à la vie, comme les larmes de Marie de Béthanie avaient intercédé lors de la résurrection de son frère Lazare.

 

          Un chien au tombeau, la dépouille d'un dieu, le fleuve des morts, la crue des eaux fécondes, la carte céleste des constellations.

 

          Tracer l'étoile du chien / du loup relève d'une poétique plutôt que d'une généalogie.

        Se souvenir cependant que la généalogie est sans doute le début de l'histoire, que l'histoire commence avec la récitation d'une filiation depuis l'ancêtre lointain, quasi mythique, et en déroule la descendance. Lors, plusieurs histoires se croisent, brouillent la lignée. Une poétique serait l'espace de métamorphose des figures migrant dans les histoires.

 

             Revenir vers ce loup que photographie Hélène Benzacar.

        fleuve-6.jpg  Le loup surgit dans l'œuvre à partir de 2002 et apparaît successivement dans plusieurs installations, jusqu'à Fleuve (2009). Parler de ce loup / Approcher ce loup : est-ce seulement possible ? Si je suis, par exemple, dans la pièce où se trouve l'une des installations, je vois des images photographiques (formant un polyptyque, elles sont trois, parfois cinq, installées dans un ordre variable suivant les différentes manifestations). Sur chacune, apparaît un loup, parfois plusieurs – ou du moins un animal que l'on identifie comme un loup - . A un endroit également variable de l'installation, se trouve quelquefois un loup – ce que je crois reconnaître comme un loup - naturalisé. Peut-être celui que je vois sur les images, mais rien ne l'assure. S'agit-il d'ailleurs toujours du même animal ? De quel loup parle-t-on ? Du loup, l'animal photographié ? Du loup naturalisé posté là ? Du loup en image sur les photographies ? Du mot qui se trouve inscrit dans le titre ?

          Essayons celui-ci : l'animal naturalisé, celui dont il n'est pas sûr qu'il ait précédé la prise photographique et dont la place instable n'est pas fixée dans la lignée. Appartient-il même à la lignée ? Il n'est pas de même nature, c'est un corps volumineux dont la forme a gardé l'apparence de l'animal vivant dans la peau duquel il est fourré. Il ne fait pas partie de la série d'images parmi lesquelles il se présente. Pour une part, il fait signe vers l'animal sauvage dont il a pris quelques attributs au point de lui ressembler. Mais pour une part seulement : naturalisé, rendu semblable à l'animal vivant dans la nature, arrêté dans une posture qui donne l'apparence de la vie. Il est un produit dû à l'art des hommes, en ce sens il est aussi bien du côté des images photographiques dans l'installation.

           Un loup mort, donc. Un mannequin à l'apparence de loup vivant.

        Voici ce que dit Tadeusz Kantor dans un texte resté célèbre, Le Théâtre de la mort2 : « 8 "Le mannequin comme manifestation de la réalité la plus triviale. Comme un procédé de transcendance, un objet vide, un leurre, un message de mort, un modèle pour l'acteur". Mannequins et figures de cire ont toujours existé, mais comme tenus à distance en bordure de la culture admise, dans les échoppes des marchés, les baraques douteuses des faiseurs de tours, loin des splendides temples de l'art, regardés comme curiosités méprisables, […]. Mais pour cette raison, ce sont eux […] qui peuvent, le temps d'un bref regard, lever un coin du voile.[...] L'existence de ces créatures […] porte l'empreinte du crime et les stigmates de la mort en tant que sources de la connaissance. L'impression confuse, inexpliquée, que c'est par le truchement d'une créature aux fallacieux aspects de la vie, mais privée de conscience et de destinée, que la mort et le néant délivrent leur inquiétant message – c'est cela qui cause en nous ce sentiment de transgression, tout à la fois rejet et attraction. »

           Isis, la magicienne, embauma en pleurant le corps d'Osiris. Lentement, à l'appel de son nom, il s'éveilla au-delà de sa mort.

           A l'intérieur du loup, la dépouille d'un loup installée, exhibée en tant que simulacre du loup, dont l'effet de vivant est un effet de réel, avec ce qui s'y attache de vérité. N'est-il pas dans sa posture prêt à bondir peut-être, plus vrai que nature ? Il a bien fallu cependant qu'un loup – naturalisé ou non – soit photographié. Pourquoi pas celui-ci ? Si l'on veut poser la question de l'origine, de la scène originale qui a été photographiée, il est vraisemblable que le loup n'y est pas(un loup vivant). Le loup vivant, comme chacun sait, dévore les petits enfants. Si bien qu'on en vient à dire que seul le loup mort ici peut se reproduire, se reproduire comme tel, c'est à dire comme image, dans la série photographique et de tirage en tirage. Loin d'être présent, le loup s'est retiré. Il fait retour, mais c'est un revenant, d'avatar en avatar. Produit devenu reproductible sous d'autres espèces. Métamorphosé. Le voilà mis en jeu, présenté multiplié et pas tout à chaque coup. Comme il n'est pas facile de le saisir tout sur la surface plate de l'image, on en fait le tour, on se déplace dans le champ photographique et dans l'installation, on change de point de vue, de perspective.

           Ainsi se font les histoires.

         A condition tout de même d'identifier des personnages. Et le premier de tous, lui, le loup, qu'annonce le titre. Le geste inaugural de la dénomination oriente toute l'histoire.

         Or, et c'est là toute l'ironie de l'histoire, il y a subterfuge. Ou supercherie – unesupercherie : mot dont le sens moderne est « tromperie qui implique la substitution du faux à l'authentique » -. L'animal naturalisé que l'on voit n'est pas un loup mais un coyote. C'est donc un leurre qui est offert à ma vue. L'œil s'y est pris.

          Le loup surnuméraire à première vue n'y serait donc pas vraiment ?

         Je résume :

  • Il n'apparaissait que comme avatar, produit par l'art du taxidermiste, revêtu de la dépouille d'un premier mort. Néanmoins, sous ces espèces, chef- d'œuvre.

  • Cet avatar a lui-même été reproduit en images photographiques qui le présentent en partie. A moins que – aucun indice n'a permis de lever le doute - , cette série d'images dont l'ordre et le nombre même sont, par ailleurs, variables, réalisée avec un autre loup ou simulacre de loup, n'ait précédé l'acquisition de l'animal naturalisé. Le chef né de l'œuvre : mais c'est toujours ambigu, faut-il entendre le chef inné de l'œuvre ? Ou le chef issu de l'œuvre ?3

  • La descente (aux enfers ?) du loup n'est pas terminée : voici que l'avatar n'est pasmême un loup. Pas même le loup auquel il ressemble. Sous le nom attribué, c'est un coyote qui ne fait pas partie de la tribu. Pas un bâtard, qui pourrait encore revendiquer la filiation et la ressemblance, mais un autre à l'inquiétante ressemblance. Un usurpateur, venu troubler une histoire de famille, a pris la place du fils naturel.

  • Si l'avatar présent dans l'installation n'est pas ce qui reste du loup, il n'en n'est pas moins ce qui s'en approche le plus. A condition que l'œil ne s'en approche pas trop. Le leurre, en terme de chasse, est ce qui permet la capture en abusant l'œil du gibier. Peut-être avais-je mal lu le titre de cette installation, de l'histoire qu'elle raconte. C'est moi qui suis là, à l'intérieur du loup. Si c'était un vrai loup, un loup vivant, ne serais-je pas moi-même dévoré ? La bête dévorante ici vidée de sa chair évite tout carnage. Ce faux fils permet à mon acharnement de voir le loup, de le voir quand-même, de l'intérieur. De voir comment on le fabrique, comment il prolifère.

         Loin de prétendre m'abuser par un faux loup, l'installation, au contraire, me montre qu'en lieu de loup, il y a toujours du simulacre, pour la bonne cause.

         Comment prolifère-t-il ? Non pas de façon naturelle mais par artifice.

          1) Le loup que l'on voit sur l'image est peut-être l'animal naturalisé photographié et reproduit par tirage.

          2) Le loup naturalisé est une forme, moulée à l'image d'un loup vivant tel qu'il aura été dans la nature, et dont il porte la peau.

        3) Le loup est disséminé, mis en pièces dans des jeux de reflets qui le captent partiellement, parfois avec des effets de surimpression, parfois opacifiant ou illuminant son apparition jusqu'à l'aveuglement.

          4) Le loup est interrogé par l'œil du spectateur frustré de toute assurance sur la vérité de ce qu'il voit.

           Somme toute, pour penser cette histoire, il aura suffi d'un reste : la peau de l'animal/la pellicule d'une photographie. Ce reste de l'animal mort ne le rend pas à la vie mais le rappelle(à notre souvenir). Résistance au sans fond.

 

          Le sans fond ou la fosse commune, c'est à dire le charnier.

Isis, ma sœur, de quel amour blessé...

 

1Massignon Louis, Opera Minora III, cité par Jean Boquet, Les Sept dormants, apocalypse de l'Islam, p.108.

2Publié par la Galerie Foksal PSP, Warszawa, 1975.

3 Il faut dire la dette qu'a tout cet article envers Jacques Derrida, « Cartouches », in La Vérité en peinture, Flammarion, coll. Champs, Paris, 1978.

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