Effacement d'un paysage

 En visitant l'exposition Après l'Eden à La Maison rouge à Paris qui présente la Collection Walther, on peut voir les photographies de Santu Mofokeng qui s'est intéressé aux relations entre paysage et mémoire. Je ne vais parler ici que de six d'entre elles, saisissantes. Les deux premières appartiennent à la série Climate Change. L'une montre un champ étiré vers l'horizon, désertique, hérissé de lignes continues de petites mottes le long de sillons : South Beach, Replacing of Sand Washed away During the Flood and Wave Action, Durban (photo 1). À côté, une autre image présente une terre balayée de poussière : Dust-Storms at Noon on the R34 Between Welkom and Hennenman, Free State (photo 2). Suivent trois photographies qui appartiennent à la série Paysages. Les deux premières montrent des tombes, celles du Génocide des Fermiers, Vlakplaats, Prétoria. La troisième est une vue du cimetière du Camp de concentration de Brandford (photo 3). Une sixième photographie montre l'emplacement d'une fosse commune après un massacre de masse au Mozambique : Fevriary 3, Mass-grave, Mozambique (photo 4).

          Dust storms at noon on the r34 between welkom and hennenman free state 1Je suis bouleversée par les associations qui se font, de la terre blessée, érodée, aux corps martyrisés enfouis en elle, bouleversée par les traces qui en restent, les trous mal comblés, les cicatrices, les pierres disposées dans l'herbe.

          De telles images interrogent le lien entre « mémoire » et « deuil ». Mais elles ne sont pas un simple objet mélancolique comme le seraient les peintures de ruines romantiques qui donnent à voir un monument dégradé dont les restes suggèrent, comme un fantôme, l'architecture intacte. L'association des photographies (qui résulte ici de l'accrochage1) exhibe un après-coup, les traces laissées sur la surface de la terre après une destruction portent ce qui s'efface. C'est l'effacement ici qui est photographié.

          En 1974, Anselm Kiefer a réalisé des photographies de paysages : La Cautérisation du district rural de Buchen2. En 1975, il crée un livre où ces photographies apparaissent mais, peu après le milieu du livre, elles sont montrées brûlées, bientôt complètement enfouies sous une couche noire. Là aussi, c'est la disparition qui au cœur du propos.

          South beach replacing of the sand washed away during the floods and wave action durbanLes photographies de paysages prises par Mofokeng rappellent celles de Kiefer, et comme les siennes elles insistent sur l'idée de la terre dont on sait quelle place elle tenait dans le récit élaboré par le IIIème Reich. Le génocide des fermiers, les massacres de masse au Mozambique s'inscrivent plus largement dans la lutte pour son appropriation, convoquent les conquêtes coloniales et les spoliations. Les images des lieux du récit fondateur les montrent ravagés, recouverts par la poussière, mais aussi en cours de restauration (Replacing of Sand Washed). En montrant le désastre climatique, Santu Mokofeng entend se démarquer d'un discours écologique dominant pour rappeler qu'il en va de la vie des humains oubliés qui habitent ces terres dégradées ou polluées.

          « Que se rappeler ? », Daniel Arasse met cette question au centre du travail de Kiefer. Si Kiefer met en œuvre le détournement et la subversion des mythes de la culture germanique par le National-Socialisme, il y a aussi dans sa démarche le recouvrement de ces mythes et la combustion des livres. Il ne s'agit pas de rétablir dans quelque pureté suspecte les figures dévoyées, les signes pervertis. Kiefer entame un travail du deuil.

          Concentration camp graves brandfort« Quel est donc ce deuil ? » est la question que posent les photographies de Santu Mofokeng. La mémoire est en pièces : les vallonnements où se dressent les croix blanches, les herbes sèches entre les pierres le long de la route, le muret qui ceint un aplat de terre. Après la catastrophe, il n'y a presque plus rien à voir. Ce qui a été presque sans image, ce qui est presque inimaginable, apparaît dans ce moment suspendu de l'effacement

          Jean Clair rapporte cette anecdote à propos du peintre Zoran Music : sur le plateau d'une émission télévisée en direct à laquelle il participait, Z. Music fut interrogé sur la vie à Dachau. Il balbutia quelques mots, puis se tut. Suivirent quelque vingt secondes de silence, "un écran muet pendant vingt secondes", note Jean Clair, avant que l'animatrice de l'émission n'eût le courage de "briser le blanc qui nous avait tous pétrifiés."3

          Sanku mokofeng fevriary 3 mass grave mozambiqueCe moment où le témoignage transmet en silence, où les preuves sont livrées par la défaillance. Marcel Cohen le dit ainsi : « Ce qui évoque le mieux Auschwitz et Treblinka, c'est donc bien le détail plat, presque invisible. Ce sont, par exemple, les sept tonnes de cheveux féminins, soigneusement pesés et empaquetés avant d'être transformés en feutre. »4 Pour celui qui regarde, l'obsédante présence muette de chaque cheveu fragile en fait plus qu'une relique, elle suspend encore un instant l'effacement d'un être et c'est cet effacement qu'il voit dans son présent. Dans la poussière soulevée par le vent, dans l'herbe entre les pierres hésitent encore, pour qui sait voir, quelque chose des victimes suppliciées et des peuples spoliés aux marges de territoires dévastés.

          On pourra voir d'autres séries de photographies de Santu Mofokeng, nombreuses et belles, sur son site. Je me suis arrêtée ici sur ces six images qui donnent une « consistance visuelle »5 à quelque chose d'innommé dans les fractures de l'histoire. Le récit historique, plein de bruit et de fureur, a oublié le détail, quelque chose comme une silencieuse présence qui en dit long sur notre présent.

Notes :

?1En effet, ces deux séries rassemblées par cette exposition ne sont pas contemporaines et relèvent de deux projets différents, Landscapes réunit des photographies prises entre 1989 et 2006 : “In this project I am careful to use the word landscape in its modern meaning and sense. I would like to posit that landscape appreciation is informed by personal experience, myth and memory, amongst other things. Suffice to say, it is also informed by ideology, indoctrination, projection and prejudice.”. Celles de Climate Change sont toutes datées de 2007 et Santu Mokofeng entend alors affirmer son engagement : « I just can't find words violent enough to show that climate change debates fly above the concerns of ordinary people. People who live on the land and walk on the ground. The very people who stand to benefit most from green technologies; the 'boers', the benighted peasants and the redundant or access peoples who live on the margins of our society. People who live in far flung poisoned villages sprawls such as Penge for example.

The challenge then is, how to rally public support behind action on climate change, or indeed behind any progressive change? You can't, if the battle against climate change is about saving the planet. For the majority to buy into the fight against climate change, basic education on how to care for the immediate environment and the reasons why is needed. »,

2Une note de Daniel Arasse à ce propos précise que « Selon une déclaration de Kiefer à Mark Rosenthal (1987, p..60) le "district rural de Buchen" fait allusion au site d'un entrepôt militaire d'essence. On ne peut cependant s'empêcher de penser également au camp de concentration de Buchenwald, la cautérisation du district par le feu prenant alors un autre sens, qui n'exclut pas le premier mais s'y superpose et se sédimente avec lui. », Daniel Arasse, Anselm Kiefer, Chap. « Livres I », note 10, p.310, Éditions du Regard, 2001.

3 Z.M., Sophie Pujas, postface de Jean Clair,Gallimard, coll. L'Un et l'Autre, 2013.

4M. Cohen, "La Sphère de Magdebourg, Écrire la Catastrophe, témoignage et fiction", in fario 12, hiver 2013-printemps 2013.

5Cette expression est empruntée à Georges Didi-Huberman, Écorces, Minuit, 2011, p.52.

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Ci-dessous, des extraits d'un texte de Santu Mokofeng dont on trouvera l'intégralité sur son site (cliquer sur "site") où il accompagne ses photographies de paysages :

Santu’s landscapes

In South Africa formal landscape appreciation is fraught, so is the history. If one were to ask, who owns the South African landscape? A cacophony of sounds, narratives and narrations, a delirious, rather, a deleterious mix of claims will be the response, many more than there are colours in a rainbow.”

The beauty of the South African landscape has a history that is at once bizarre, hilarious and fantastic. It is wrapped up in biblical mythology overlaid with some Africana mysticism. South Africa is ‘the promised land’ to some. The country is peppered with place names such as Bethlehem, Nineveh, Nieu-Bethesda, Weenen and Nylstroom, and this says something about the denizens who held the place in custodianship for God. We once had a holiday named ‘Day of the Vow’ or ‘Dingaan’s Day’, and it was the day for “kaffir hunting””

I agree with Schama when he says, "Landscape is a construct of memory, it is a work of the mind, built up as much from the strata of memory as from layers of rock”.”

In this project I am careful to use the word landscape in its modern meaning and sense. I would like to posit that landscape appreciation is informed by personal experience, myth and memory, amongst other things. Suffice to say, it is also informed by ideology, indoctrination, projection and prejudice.”

I am looking at the interface of the inner and outer – interior/exterior - worlds, where the objective/subjective environment inform/determine the experience of being at a given time and space.”

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