Hommage, une exposition de Tanguy Tolila
Chapelle Sainte-Anne de Pornichet, du 1er au 4 novembre 2012
Par quels chemins dans l’invisible sont-ils passés, ces disparus qui nous reviennent ? Si décharnés, si pâles qu’on n’en voit que les pas ?1 .
L'exposition Hommage à la chapelle Sainte-Anne de Pornichet réunit des œuvres de trois séries différentes dont l'unité cependant est évidente tant les motifs et la démarche qui les animent se font écho de l'une à l'autre. C'est un tombeau. Ainsi appelle-t-on une œuvre musicale ou littéraire composée en l'honneur d'un artiste défunt.
Dans le chœur, quatre pupitres présentent huit partitions de musique dont les portées et les notes s'évanouissent ou apparaissent encore sous les jus superposés de couches picturales ou sous les collages dont l'artiste les a recouvertes. Sur les murs latéraux, on découvre des œuvres de la série Livres ouverts réalisées sur des couvertures de livres anciens, et une suite de peintures exécutées à l'huile sur des toiles chinées dans des brocantes et réunies sous le titre Hommage. Cette dernière série n'a jamais encore été exposée et elle est dédiée au souvenir de l'oncle de Tanguy Tolila, peintre lui aussi, mort à 18 ans au camp de prisonniers de guerre d'Ellrich-Dora où il était retenu pour faits de Résistance. Cette troisième série de peintures est la plus récente, son achèvement a été lié au projet de l'exposition dans la chapelle Sainte-Anne et son titre a été retenu pour devenir celui de l'ensemble des œuvres présentées.
L'ensemble de l'exposition est donc marqué par le motif de la trace, du reste, de la mémoire.
L'œuvre peinte de Tanguy Tolila est une aventure plastique et une expérience poétique.
Il collecte des papiers anciens, cartes géographiques, partitions de musique, correspondances, patrons de couturière dont il utilise les pliures et calligraphies ou motifs variés. Sur ces supports réunis par collages sur des toiles souvent de grand format, il superpose des couches subtiles de peintures, de jus aux camaïeux nuancés ou aux tons lumineux. Sur ces fonds, il trace souvent d'un trait net, la ligne noire d'un parcours géométrique, d'une forme essentielle amplement déployée. L'écriture est rigoureuse, sans détour. Jamais close sur elle-même, elle cerne un espace sans se livrer à l'anecdote, sans argument. On ne trouve là aucune trame psychologique ou dramatique, comme si le peintre s'attachait à construire un langage formel, à distance de soi. L'émotion naît de la qualité lumineuse, de la touche orangée d'une tache, d'un vert amande ou de l'ocre par petites applications le long du tracé noir et ferme. Elle surgit des accidents du support, de la trace de ses plis, de ses motifs estompés.
Il faut donc venir au plus près de cette dernière série, Hommage, en ausculter la singularité, puisque, pour la première fois, l'artiste livre la part autobiographique qu'il lui associe explicitement . Et il faut aussi tenter de comprendre comment elle s'inscrit dans cette œuvre, la part qu'elle y prend ou qu'elle y délivre.
Lorsque nous avons préparé cette exposition, nous nous sommes mis facilement d'accord avec Tanguy Tolila pour choisir celles des peintures des deux autres séries qui devraient accompagnerHommage : la cohérence de la démarche de l'artiste s'affirme dans l'utilisation de supports choisis parmi des matériaux récupérés, les couleurs, la récurrence de motifs et de formes plastiques d'une série à une autre. Il est certain cependant que la série Hommage réoriente notre regard sur l'ensemble de l'œuvre dans l'évènement présent de cette exposition : interroger cette pratique du palimpseste à laquelle se livre Tanguy Tolila depuis ses premières peintures où chaque couche de jus dont s'empreint le support vient-faire apparaître/disparaître les formes à l'œuvre dans l'œuvre : que reste-t-il dans notre mémoire après la destruction ?
Hommage invite à une double interrogation sur le temps et sur le lieu de l'œuvre.
Elle se présente dans une chapelle, à l'écart d'un circuit marchand. Il faut imaginer cet espace, les murs dépouillés, le haut plafond de bois en forme de coque de bateau renversée ou de berceau creux, les longues fenêtres verticales aux vitraux de verre blanc par où pénètre une égale clarté, la porte ouverte à la rumeur de la mer et de l'air. Dans cette limpidité apaisée, les œuvres, évidentes et muettes, disposées le long des murs latéraux et sur le pourtour du chœur rythment l'espace comme une ponctuation juste, posée à distance. Elles reposent, elles ne se livrent pas. Toute la clarté qui les baigne fait advenir leur nuit, ouvre leur nuit, rend au jour la part visible de leur nuit. Au cours de la journée, les variations de la lumière, selon la hauteur du soleil et l'alternance des nuages, jouent une dramaturgie de l'ombre et du jour dans ce lieu. Elles délivrent au cœur des toiles la force matérielle qui arrachent les ombres jusqu'à leur évidence où elles apparaissent. Le jour montant dans ce lieu rencontre les corps sur les toiles et en livre la trace au visible.
Elle questionne le temps parce que la superposition des couches de peintures est à la fois procédé et motif : elle montre des temps différents à l'œuvre. Il n'y a pas un fond et une surface peinte du tableau, mais un entrelacs de plans mobiles, où chaque couche est un élément de composition qui disparaît dans l'ensemble qu'il constitue ou apparaît comme un pli supplémentaire, parfois sur un accident de la toile, trou ou couture ainsi révélés.
Elle interroge le temps parce qu'elle nous renvoie à l'époque de la Seconde Guerre mondiale et au destin tragique du jeune Tanguy Tolila-Croissant et parce qu'elle est réalisée sur des toiles anciennes que les couches successives de peinture à l'huile viennent recouvrir partiellement. Du jeune peintre, il reste, dans les archives familiales, quelques toiles, et au camp d'Ellrich, une fresque qu'il avait peinte à la demande du Kapo sur un mur du Block 4 où il était prisonnier. Cette fresque représente un paysage bucolique barré par l'oblique d'un arbre mort déraciné. C'est aussi une époque de l'histoire de la peinture qui se livre là, une école des paysages tels qu'on les peignaient avant-guerre. Or quelque chose transite du passé jusqu'à notre regard et se présente à lui : accroc dans la toile, figure peinte apparaissant/disparaissant sous les couches de peintures à l'huile appliquées par l'artiste, par exemple. À ces traces se joignent des motifs nouveaux : le contour d'un trapèze, peut-être le fronton d'un bâtiment, une branche d'arbre, des crânes dessinés sous des angles différents sur des toiles réunies en polyptyques, les lignes d'une croix, des signes plus ou moins enfouis dans la pâte picturale : un numéro 77302, des chiffres romains,XXV-XLIV, un texte « Ma chère maman, je vous embrasse très très fort Je suis en parfaite santé ». Ces signes de l'histoire, singulière, collective, artistique, sont livrés comme des figures muettes, privées du récit de la destruction.
Hommage questionne le lieu tout d'abord parce que chaque toile est matériellement le lieu où ce feuilletage des temps apparaît à notre présent : chacune est née d'une destruction qui l'arrache à sa propre époque, à son état d'objet de brocante ou de souvenir familial, pour la faire advenir comme un « lieu de survivance ». Quant au lieu réel, le camp d'Ellrich ou le corps supplicié, ils sont présentés ici sous cette forme-matière dévastée.
Ensuite, la peinture prend le lieu comme son référent. Du lieu, que reste-t-il ? Le camp d'Ellrich , situé sur la frontière entre ex-RDA et ex-RFA, est aujourd'hui un musée. Le block 4 a été rasé : c'est un espace ouvert, une dalle de béton entourée d'herbes et d'arbustes. Il ne reste rien des victimes. Le nom de Tanguy Toilila-Croissant est apposé avec les dates de naissance et de mort sur le monument aux « artistes morts pour la France » à l’École des Beaux-Arts, à Paris. Le lieu a lieu désormais sur la toile ruinée qu'il recouvre sans l'effacer complètement.
Enfin, la peinture parle de ce lieu comme lieu de destruction, interroge la disparition. Comment voir quelque chose qui se tait, selon la formule de Gaston Bachelard, rappelée par G. Didi-Huberman ? Sur des toiles antérieures à Hommage, Tanguy Tolila traçait le contour d'un espace vide où rayonnait le possible, ici il capte le surgissement des ombres. Il ne s'agit plus de laisser venir l'accidentel, la pliure ou le motif d'un ancien papier, mais d'éprouver la surface de la toile toute entière comme lieu d'une apparition évanouissante, comme empreinte de corps soufflés par le temps.
Le peintre en ce lieu met en œuvre de la mémoire, rend visible le temps lui-même : l'apparition d'une présence autre qui re-vient.
Cependant, le fantôme de Tanguy Tolila-Croissant n'est pas ici, c'est son déplacement que suggèrent la labilité de la lumière sur le palimpseste des toiles peintes. Le peintre peut causer de l'ombre en soufflant sur la lumière2.Ainsi, il n'y a pas à reconnaître ici le visage d'un disparu particulier, ce jeune-homme mort dans la neige d'un camp en 1944, mais plutôt un éparpillement de restes dont l'énigme est posée à distance, la survivance d'êtres dérobés, la trace du traîneau de l’évanoui3 .
La représentation n'est pas de l'ordre du mimétique. Ici, des figures relient passé et présent, elles sont une tache de la mémoire à l'œuvre. Ce que l'on appelle travail du deuil joue dans ce qui se déplace ici : le contour trapézoïdale existait déjà dans des œuvres antérieures du Tanguy Tolila, il fait retour ici et devient la forme du block des prisonniers, mais il reste en même temps forme ouverte cernant le vide qui a transité depuis les toiles antérieures. Il accueille autant la dalle nue que l'on peut voir à Ellrich à la place du block 4 rasé que le vide d'une absence, il est figure de la destruction. Elle a son lieu ici sur la toile ruinée où le regard feuillette les temps. La couleur même peut aussi être une tache de la mémoire. Les verts du paysage de la fresque re-surgissent des huiles appliquées sur les toiles, des verts mordorés, olive, amande, estompés, baignés de brun. C'est que « le coloris passe à travers le tableau […], donne à la couleur la qualité d'un diaphane »4, elle est un événement coloré qui survient à un corps exposé à la lumière, elle le révèle en le traversant. Tous ces éléments, formes, accrocs, taches, motifs, ne signifient pas, ils apparaissent et dans la relation qu'ils ont avec l'ensemble du tableau et avec l'ensemble de l'exposition aux yeux du visiteur.
Ainsi prennent place ici les huit partitions exposées : le texte musical en partie enseveli sous les jus de peinture ou les collages. Parmi ces collages, il y a ceux de faire-part de deuil qu'échangeaient pour correspondre une mère et sa fille qui ne se parlaient plus. Deuil en français vient de dolus en latin, douleur. La figure est de l'ordre du pathos, de l'émotion, du mouvement.
Les Livres ouverts sont réalisés à partir de couvertures de livres anciens dont les pages de texte ont été enlevées, tout ce que l'œil feuilletait en quête d'une histoire, en quête de sens. C'est une bibliothèque vidée, une collection d'empreintes. Du coup, l'objet livre s'impose au regard dans sa matérialité : rectangles de carton et de cuir, fibres, miettes de papier, fragments mal encollés : ce qui reste de l'absence. De l'œuvre littéraire disparue, il subsiste parfois un nom, celui de l'auteur ou le titre de l'ouvrage, à peine lisibles, semblable à ces cartouches placés sur les sarcophages de l'Ancienne Égypte. Le souvenir des pages de texte hante le livre ouvert exposé sans qu'il soit possible de les retrouver, on les convoque dans désormais pouvoir les lire. Le temps de leur attente se dilate sans que son seuil puisse être passé ni la douleur - le deuil – qui l'accompagne. Ainsi en était-il dans le film Hiroshima mon amour réalisé par Alain Resnais sur un scénario et dialogues écrits par Marguerite Duras.5
Le regard du spectateur revient alors sur les polyptyques de la série Hommage. Le caractère narratif habituellement associé à ces assemblages est ici oblitéré par les éléments récurrents d'une toile à l'autre, c'est plutôt une destruction continuée que l'on voit déclinée : block, vide, blancs, noirs, crevasses, déchirures. Mais la forme horizontale cernée d'un cadre en bois évoque aussi un cartouche.
Ainsi cette exposition est-elle un tombeau pour un absent survivant , une empreinte d'un fantôme. C'était cela dès le début, depuis ce contour tracé par le fille du potier de Corinthe autour de l'ombre de son fiancé appelé pour la guerre6 , depuis le geste d'Antigone répandant une poignée de terre sur le corps de son frère mort pour l'ensevelir dans la plaine de Thèbes, comme le rappelait l'artiste Hélène Benzacar, présente le jour du vernissage : « recouvrement et grattage, retrait, effacement qui marquent le corps même de la peinture »,
l'Ombre , ayant sa dernière forme qu'elle foule, derrière elle, couchée et étendue ; et puis, devant elle, en un puits, l'étendue de couches d'ombre, rendue à la nuit pure […].7
Voir le site de Tanguy Tolila
1J.-M. Maulpoix, Pas sur la neige, Paris, Mercure de France, 2004, p. 15.
2 Mallarmé, Igitur, Gallimard, coll. Pléïade, 1945, p.433.
3 Paul Celan, « Heimkehr », poème extrait de Sprachgitter (1959) trad. par Jean-Pierre Burgart, dansStrette, Mercure de France, Paris, 1971.
4Georges Didi-huberman, Phasmes, Essais sur la disparition, Minuit, 1998, p.106
5Toute l'œuvre de Marguerite Duras est marquée par cette hantise. Que l'on pense, par exemple, au filmSon nom de Venise dans Calcutta désert (1976).
6Pline l'Ancien, Histoire naturelle, livre 35, 29, Les Belles Lettres, 1985
7 Mallarmé, Igitur, Gallimard, coll. Pléïade, 1945, p.437.
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