Ellie Ga, Histoires de lumière
Carré Octogone Cercle, une exposition
On peut voir, en ce moment et jusqu'au 31 mai 2015, au Grand Café Centre d'Art contemporain à Saint-Nazaire, une exposition d'Ellie Ga, Carré octogone cercle, fascinante et poétique. L'artiste l'a élaborée au sortir d'une expérience de la nuit polaire : le retour à la lumière lui a suggéré une recherche consacrée au phare disparu d'Alexandrie, sur l'île de Pharos.
L'exposition du Grand Café présente les œuvres issues de cette investigation dans trois salles. Le visiteur est ainsi invité à poursuivre à son tour la quête des signes rassemblés par l'artiste. La mise en espace les disperse en une constellation mouvante qui appelle à des lectures plurielles, incertaines, en écho d'un ensemble à un autre. Les images et les écrits qui traitent du phare en livrent des représentations multiples, confuses, contradictoires. Elles relèvent de traités anciens, de travaux scientifiques d'archéologues ou d'architectes, de témoignages visuels, de récits légendaires. Dessinées, gravées, sculptées, ce sont des évocations fantasmées, des icônes dévoyées, des traces altérées qui sont ici mêlées et (re)composent indéfiniment l'image du phare détruit.
On peut choisir de suivre le parcours de l'exposition de salle en salle, en s'arrêtant longuement, pour regarder dans chacune les projections en cours sur les écrans, les photos, les objets en vitrine. Ou déambuler rêveusement avec une attention flottante. S'éveiller à l'image d'un des films projetés dans l'exposition : des barques s'avancent sur l'eau bleue. Sur leur coque, des yeux sont peints qui appellent les marins à la vigilance. Revenir plusieurs fois. S'immerger. Commencer, par exemple, par la pièce du premier étage, celle où palpitent trois écrans pour une triple projection vidéo, Four Thousand Blocks. Sur celui de gauche, l'œil capte les reflets d'un bain nocturne, eau lustrale accordée au mince croissant de lune blanche surgi au ciel sur l'écran du centre. Puis une main dans la chambre noire fait émerger du révélateur le papier argentique d'une photographie. Ce serait l'origine, la naissance du monde.
À droite, une autre main compose la typographie d'un texte en puisant dans une casse des caractères en plomb. Se souvenir d'elle, Isis, la déesse lunaire qui aidée de Thot, dieu de l'écriture, rassembla les morceaux du corps d'Osiris dépecé, l'embauma, le ceignit de bandelettes calligraphiées afin de le rendre à la vie. À l'origine du récit ou le récit de l'origine : Ptolémée fit venir à Pharos 70 traducteurs venus des douze tribus d'Israël pour qu'ils traduisent la Thorah en grec, soixante-dix pour qu'ils confrontent leurs versions du texte. Les précieux manuscrits furent rangés dans la Bibliothèque royale, la fabuleuse bibliothèque d'Alexandrie, dont le fonds fut plus tard dispersé et détruit. Comme le phare, détruit et ses vestiges dispersés.
Parmi les manuscrits contenus dans cette bibliothèque, il y avait les traités d'Archimède. Le film Measuring the Circle projeté dans une salle au rez-de-chaussée par une vidéo dont la bande est scindée en deux images distinctes évoque l'un de ces traités : À droite, les mains de l'artiste disposent les éléments géométriques d'un puzzle ou Stomachion. Ce carré est divisé en 14 pièces inégales dont les angles sont calculés de façon à pouvoir reconstituer l'ensemble suivant 536 combinaisons différentes. Ce problème d'Archimède a été retrouvé sous la forme d'un palimpseste. Le texte originel, recopié au Xe siècle, a été gratté par un moine copiste qui a réécrit par dessus un livre liturgique grec. Cette pratique était aussi utilisée par les scribes de l'ancienne Égypte qui effaçaient dans les cartouches le nom d'un pharaon mort pour le remplacer par un autre.
Un autre récit, le même, est projeté sur l'écran de gauche : les fouilles sous-marines dans le port d'Alexandrie ont permis de retrouver 2419 blocs de pierre de granit rose – celui que l'on utilisait pour les monuments osiriens, pour le tombeau des pharaons -, vestiges colossaux du phare ruiné par les tremblements de terre. Cependant certains sont de provenance et d'époque différentes. L'inventaire et l'étude de ces pièces suggèrent l'image d'un gigantesque puzzle incomplet. Le lieu lui-même est en constante transformation. « Un site change toujours », a rappelé Jean-Yves Lempereur, seul archéologue autorisé à diriger les fouilles. D'autres pierres du phare ont été utilisées pour construire des fortifications, en particulier la citadelle de Quaitbay sur l'île de Pharos édifiée à l'emplacement du phare au XVe siècle, bombardée en 1882, dont seule l'ancienne porte subsiste. La citadelle actuelle est une reconstruction plus récente faite avec les mêmes pierres. Le phare disparu est un fantôme archéologique.
La quête de ses restes inaugure l'archéologie égyptienne, c'est le récit que faisait tout à l'heure le film Four Thousand Blocks sur l'écran central, ou comment un CD effacé a incité un jeune Égyptien à étudier et à rejoindre l'équipe de Jean-Yves Lempereur : Est-ce là enfin une histoire qui s'écrit ? L'Histoire en cours ?
À l'entrée du port de Pharos, gît une colossale colonne brisée arrachée à la mer, les gardes-côte y font griller des sardines.
Reprendre la quête. Suivre la recherche par Ellie Ga dans Alexandrie des documents et des vestiges qui permettraient de découvrir les caractéristiques architecturales du phare disparu. Comme nous dans cette exposition, elle va dans la ville et trouve de nombreuses images du phare utilisées à des fins publicitaires, logo, décoration, bibelot, souvenir touristique, signe iconique sur des affiches électorales qui sont aussi les palimpsestes de l'époque contemporaine. Chez un bijoutier enfin, on lui présente une réplique du phare en argent inspirée par les dessins réalisés par Hermann Thiersch au début du XXe siècle. Cette maquette enjolivée d'éléments décoratifs s'oppose à la reproduction du monument tel que le montrent les études contemporaines : une structure en trois volumes géométriques, un cube, un octogone, une sphère. Que s'est-il passé ? Un plongeur sous-marin rappelle dans le bleu glauque de Measuring the Circle qu'on perd la mémoire en sortant de l'eau. Contre l'oubli, il y aurait les images, les textes. Les reproductions du phare au cours des siècles en ont préservé le souvenir, mais la multiplication des représentations a égaré le modèle original. Redivivus, mais quel est ce revenant ?
Dans l'autre salle du rez-de-chaussée, une double projection en diptyque de diapositives, It was restaured again, met en relation des représentations iconographiques du phare et des extraits de textes. Ces témoignages sont d'époques variées, retrouvés sur des pièces de monnaie, dans des manuscrits, des livres divers. Ces documents fragmentaires sont pêle-mêle littéraires, scientifiques, historiques, légendaires... Phare, tour, clocher, minaret, balise pour les bateaux et pour les âmes. La lumière du projecteur fait surgir le monument dans l'obscurité de la salle comme depuis la nuit des temps, le restaure à travers toutes ces images diverses, le sauve et le perd à la fois. Mille et un phares.
Se croire un instant enfermé dans la caverne de Platon, cette autre chambre noire. Le philosophe n'avait-il pas dénoncé les simulacres comme autant de fantasmagories ? N'avait-il pas conseillé de se méfier de ce dangereux supplément qu'est l'écriture complice de l'oubli ?
Le mythe égyptien du dieu Thot se replie maintenant sur un autre récit : l'inventeur de l'écriture serait aussi le premier des alchimistes, ceux qui œuvraient en terre noire, al khemia, aux confins du royaume des Morts, et dissimulaient leurs secrets dans des textes codés illisibles pour le non-initié. Encore une histoire de traduction, dans le trouble des langues. Toutefois, cette étymologie reste incertaine. Ainsi sous l'eau mouvante les signes qu'échangent les plongeurs sont-ils parfois ambigus...
Qu'en est-il des signaux de lumière émis par le phare englouti ? Lumière fossile, lumière d'étoile éteinte depuis longtemps dont le rayon parvient ce soir...
« L'évolution du monde peut être comparée à un feu d'artifice qui vient de se terminer. Debout sur une escarbille mieux refroidie, nous voyons s'éteindre doucement les soleils et cherchons à reconstituer l'éclat disparu de la formation des mondes. », écrit Roland Lehoucq, astrophysicien dans un article du Cahier du Monde N° 21824, du 18/03/2015.
Nema Revi
Les photographies 02 et 04 sont de Marc Domage et sont reproduites ici avec l'aimable autorisation du Grand Café, Centre d’art contemporain de Saint-Nazaire.
01
Vue de l’exposition « Carré Octogone Cercle », Ellie Ga, Measuring the Circle, 20123-14, Projection vidéo, son, 21,45 min
02
Vue de l’exposition « Carré Octogone Cercle », Ellie Ga, Four Thousand Blocks, 2013-14, Installation vidéo, son, 23,40 min
Photographie : Marc Domage
03
Vue de l’exposition « Carré Octogone Cercle », Ellie Ga, Measuring the Circle, 20123-14, Projection vidéo, son, 21,45 min
04
Vue de l’exposition « Carré Octogone Cercle », Ellie Ga, The Grand Replica, 2013, Sculpture en bois, feuille d’argent, 79 x 66 x 66 cm
Photographie : Marc Domage
05 et 06
Vue de l’exposition « Carré Octogone Cercle », Ellie Ga, It was restaured again, 2013, Double projection de diapositives
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