Aveugles (2)
Dans le deuil de ce monde
La « pulsion photographique » ne risque-t-elle pas d'oblitérer la rencontre avec le monde vivant ? « l’image photographique est figée, arrêtée en plein vol et à cet égard comme tuée par le déclencheur », constate F. Trocmé, Le flotoir, 26 août.
La pulsion, c'est la vitesse, on peut craindre qu'elle dispense de construire une relation au monde, qu'elle empêche de regarder, comme le constate un interlocuteur cité par F. Trocmé (Le flotoir, 28 août 2012). Et photographier nécessite un appareillage technique dont le souci ferait obstacle au déploiement du regard et au cheminement de la pensée.
Le livre de Sophie Calle (1) invite à explorer une autre dimension.
D'ailleurs, qui sont les « aveugles » de ce livre ? Regardant le monde, croyons-nous le voir tout ? et intact ? et vivant ? Le vierge, le vivace, le bel aujourd'hui...
Las, une part du monde que voient les yeux de chair échappe. Ce qui s'offre au regard n'est qu'un fragment d'un réel inépuisable, miroitant, s'évanouissant déjà. Dans ce deuil du monde, tenter de saisir ce fragment peut être une pulsion aussi désespérée que décevante, un peu comme essayer de retenir quelques gouttes de l'eau qui court, avec la crainte, ce faisant, de rater la rencontre avec ce réel imprévisible et éphémère, la crainte de lâcher la proie pour l'ombre. Nous gardons au creux de la main cet éclat du monde, cristallisé sous une forme ou une autre : un vers, une photographie, un souvenir, un croquis... Une image morte, en deuil d'un monde que nous avons laissé échapper ?
Les aveugles interrogés par Sophie Calle sont des voyants.
Ils nous disent que la beauté n'est pas dans le monde que nous voyons mais dans l'image que nous nous faisons d'elle. Ils ont laissé la proie, ils ont pris le parti de l'ombre.
Leur rencontre avec le monde visible, ils se la figurent. À partir de mots : « À Versailles, j'aime l'enfilade des jardins, des bassins, des pièces d'eau. C'est magnifique. Il faut les voir depuis la galerie des Glaces, en les surplombant. De là vous embrassez tout et j'aime voir l'ensemble. Mon regard plonge, on me décrit et je transpose. » Suit une photo des jardins de Versailles.
Intelligence remarquable de Sophie Calle : elle fabrique une image de ce qu'aura vu cet homme aveugle, comme Le Mime de Mallarmé dans La Double séance copie une scène de meurtre qui n'aura pas eu lieu.
Cela nous dit plein de choses : que peut-être le temps de la photo, impulsive ou réfléchie, n'est pas celui de l'après-coup, que l'image est tout autre que le « réel », mais pas moins vivante, pas moins présente. Qu'une image, peinture, photographie, souvenir, poème crée le monde.
Pensée consolatrice, pensée de résilience.
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Sophie Calle, Aveugles, Actes Sud, 2011
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