Le chant des pistes (1)
- Par Nema Revi
- Le 13/07/2015
- Dans Dialogues terrestres
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Le titre de ce billet est emprunté à Bruce Chatwin, Le Chant des pistes, trad. Jacques Chabert, Le Livre de poche/biblio, 1990
« Une sorte d'expertise sensitive infinie »
À la grille des chemins et des noms que posent les cartes sur un territoire, se substitueraient les pistes mouvantes et toujours recommencées que suivent les bêtes sous le couvert des bois, le long des berges, en lisière de champs et que livrent quelque temps des fougères piétinées, des branchages frottés, des empreintes dans le meuble de la terre. Se superposeraient encore dans l'air les vols migratoires des oiseaux et des insectes dérivant dans les courants invisibles, et dans les eaux des rivières et des mers la circulation des poissons, la nage en apnée des baleines et partout la ronde des graines diffusées par les vents et les flots.
« Or ce que je voudrais […], ce serait que l'on puisse se figurer un pays comme une somme sans fin révisée de trajectoires – celle des oies, et celles, éphémères, des papillons et des libellules ou celles, mathématiquement sévères, des rapaces diurnes puis, en descendant des airs vers la terre et les eaux, celles des saumons […] et des silures, des chevreuils et des renards et toutes les autres, y compris les minuscules : soit tout ce monde d'hyperactivité et d'enquêtes silencieuses et furtives, toujours menée sur le terrain, qui est celui des bêtes, et qui pour finir a la valeur d'une sorte d'expertise sensitive infinie. […] c'est ainsi, par de tels chemins, qu'il faudrait pouvoir tantôt s'enfoncer dans le paysage, tantôt le contempler de loin. De la sorte, au lieu de ressembler à une surface finie, comme celles que présentent les cartes, et à quelque échelle qu'on l'envisage, le pays apparaîtrait comme sorte d'espace all over, chacune des lignes de cet espace, quoiqu'écrite dans la chair du monde, ne laissant aucune trace : dans l'air pas même un sillage, dans l'eau, quelques bulles et, sur la terre, un peu d'herbe froissée. »
Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement, Voyages en France, Seuil, 2011, pp.375-376
Ces territoires instinctifs et muets enchevêtrés sur la peau du monde sont le lieu de dialogues terrestres où s'absente l'humanité.
Les traces du caribou sur la neige
le vol des oies sauvages
l'érable rouge à l'automne
mordu par le gel
tout cela me devint plus réel
plus réellement moi
que mon nom même
je me surprenais disant parfois
"en accord avec l'esprit de la terre"
mais il n'y avait pas d'"esprit"
c'était la langue du passé
et ce monde était un nouveau monde
et ma pensée
aussi était presque nouvelle
rien qui ressemblât à un "esprit"
seulement les traces bleues sur la neige
le vol des oies sauvages
et les feuilles rouges de gel
Kenneth White, « Labrador » (extrait), in Un monde ouvert, Anthologie personnelle, Gallimard/Poésie, pp. 212-213.
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