Dialogues terrestres
- Par Nema Revi
- Le 05/07/2015
- Dans Dialogues terrestres
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« la très fine et très obscure relation qui s'établit... »
En regard du Dépaysement, de Jean-François Bailly, on peut mettre les photos de La France de Raymond Depardon présentées en 2010 à la BnF et rassemblées sous ce titre dans un épais volume coédités par la BnF et Le Seuil.
315 images, cadrées sans recherche du pittoresque ou d'une quelconque originalité : l'évidence du familier et pas un seul cliché pour carte postale. Dans la salle d'exposition sans fenêtre, les photos, immenses, toutes prises en extérieur, suspendues dans une clarté très pure qui prépare le regard à la rencontre. Le photographe a découpé un pan de réel pour le faire voir comme on ne l'avait pas vu, faire voir sa beauté loin de tout parti-pris esthétique, une beauté-vie dans la lumière, la vie des hommes et de leurs activités dans des lieux qu'ils ont saturés de signes – enseignes, panneaux routiers -, cadre naturel qui n'est pas la pure nature.
« Dans mes photos, je me débarrasse d'une certaine esthétique. Volontairement et consciemment. Ce n'est pas ça l'important. C'est plus le lieu qui y apparaît, le lieu habité et moi-même dans ce lieu. »1)
Pourtant, les paysages sont photographiés vides de personnages - sinon figurent des silhouettes lointaines ou de passage - à la manière de la photographie américaine :
« […] le "landscape" s'approche bien plus des gens [que la photographie humaniste], puisqu'il montre où ils vivent. Non pas seulement montrer des gens, mais montrer les lieux en se demandant comment les gens vivent là. »2)
Ce sont là des dialogues terrestres qui pourraient appartenir à un « roman sans personnages principaux ni héros mais dont l'intrigue se renoue à chaque virage si l'on est sur la route et à chaque angle si l'on est dans la rue.
Par exemple la très fine et très obscure relation qui s'établit entre les petits reliefs de gelée bordant les plats présentant les divers pâtés dans la vitrine d'une boucherie-charcuterie de campagne et le ciment craquelé d'un trottoir dans les fentes duquel un peu de mousse tente de vivre, puis entre ce trottoir et de pauvres touffes d'herbe détruites par un désherbant chimique ou thermique, tandis que dans un enclos maçonné aux joints très apparents des tulipes jaunes et rouges semblent lancées dans une course immobile vers l'imitation des fleurs artificielles. »3)
Note : La couverture de Télérama, en montrant l'appareil utilisé par R. Depardon, une chambre 20 x 25, fait voir la grille, ou le filet à capturer le réel, évoqué par J-C Bailly.
1) Raymond Depardon, Errance, Éd. Points/Seuil, pp.172-173
2) Raymond Depardon, propos recueillis par Véronique Brocard et Catherine Portevin, in Hors Série de Télérama horizons, « La France de Raymond Depardon », n°3, septembre 2010
3) Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement, Voyages en France, Seuil, 2011, p.392.
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