La nasse

«  une pelote complexe et enchevêtrée... »

 

 

Dialogues terrestres : il en est d'effroyables comme cette géographie intime que sait l'homme antillais lorsqu'il voit le paysage des mornes et des forêts. C'est Édouard Glissant qui l'évoque dans Le Discours antillais, dans un chapitre bouleversant. Un Antillais éprouve chaque courbe du terrain, chaque plante, chaque grain de terre de ce territoire depuis les traces qu'il a laissées dans sa mémoire de Nègre marron.

 

La réalité physique est toute bruissante de récits, c'est une étendue de mémoires où se rencontrent, se confrontent et se partagent des représentations différentes où vivent les hommes.

Leur quête, Jean-Christophe Bailly la rapporte dans Le Dépaysement, Voyages en France (Seuil, 2011) :

« Le présent […] finit toujours par apparaître comme l'espace infini et pourtant sans épaisseur où remontent lentement, comme par le fait d'une résurgence invisible, les traces parfois très lointaines de sa formation. Tandis qu'inversement commencent à descendre et à s'enfoncer en lui, puis au-delà de lui, les signaux par lesquels lui parvient ce qui le dissout et le renouvelle. Se tenir aux aguets de ce double mouvement, dans l'étendue d'un paysage qui tantôt l'apaise et tantôt l'accélère, c'est ce que j'aurai essayé de faire [...] » (p.13)

 

Le premier chapitre du Dépaysement déplie ces dialogues terrestres. Il raconte la visite d'une fabrique de filets dans une rue du vieux Bordeaux où tout ensemble se livrent l'histoire et les légendes, la science et les savoir faire, avec les saisons de la rivière la variété des poissons et les formes des filets :

 

« Grande est l'étendue de sensations qui va de la beauté mathématique des grandes nasses suspendues à la vision de ligaments broyés dans des pièges, mais telle est et doit être sans doute la mesure selon laquelle un pays est connu et s'éprouve : non à la façon d'un paisible répertoire de souvenirs et de coutumes, mais à celle d'une pelote complexe et enchevêtrée où époques, affects et dimensions s'entremêlent comme ici le font le chanvre et le nylon, la petite épuisette et le grand carrelet, l'émerveillement et l'effroi. » (p.19)

 

D infinis paysages reducQuelle écriture pour capter ces traces sensibles ? Elle est comparable à une ruse, une « mètis paysanne appariée à un paysage » - ici l'estuaire - qui a su trouver pour chaque frémissement de la rivière la forme exacte d'un filet :

« Le récit des filets, des nasses, et des verveux est avant tout celui d'un infini de la structure, où la répétition des mailles vient écrire dans l'espace des formes qui sont comme des tentatives, à partir des solides, d'imiter les fluides. […]. D'un monde de rivières lisses, aux courants secrets, aux fraîcheurs enchâssées, s'élève, via ces structures immergées, le chant du mathème, et l'on pense, forcément, en contemplant ces résilles de lignes souples ou tendues, à la perspective, à cette sorte de nasse aussi par laquelle les peintres ont cherché autrefois à capturer le visible. » (pp.16-17)

 

La peinture, la photographie aussi1, versions intellectuelles de la ruse manuelle, et l'écriture sont dialogues terrestres.

 

 

 

1) Qu'on se souvienne du fonctionnement de ces appareils photographiques reflex à deux objectifs qui offraient un dispositif de visée indépendant du dispositif de prise de vue : l'image, réfléchie par un miroir, était renvoyée sur un verre dépoli qui comportait un tracé de repérage quadrillé permettant de cadrer l'image.

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