Outils à main
- Par Nema Revi
- Le 14/08/2015
- Dans Dialogues terrestres
- 0 commentaire
Dialogues perdus
Victor Segalen a célébré le « li » chinois, une mesure au pas du marcheur1. De la même façon, Les outils d'autrefois étaient accordés aux gestes des hommes et à la tâche à accomplir. Aux Rencontres photographiques d'Arles cet été 2015, on peut voir une série de photos d'outils ordinaires prises par Walker Evans pour le magazine américain Fortune en 19302.
Jean-Loup Trassard, dans un livre où il a réunit ses très belles photos de paysages en noir et blanc, a fait l'Inventaire des outils à main dans une ferme3, disant le dialogue qu'ils entretenaient avec la nature environnante et les travaux des champs suivant les jours et les saisons :
« L'un des bruits qui rythmait le temps lourd des premières après-midi orageuses était alors celui du marteau martelant la faux sur l'enclumette plantée dans une souche. Laquelle servait de siège pour cet ouvrage.
On ne fauchait déjà plus en grand par la faux, mais le journal (des « journia »), l'étendue qu'un homme pouvait couper en une journée […] restait la mesure de contenance employée pour les terres, variable d'une région à l'autre […].
La faux qui n'en a pas l'air est un instrument très complexe : suivant le type de lame, la nature des tiges à couper, la taille du faucheur, sa force, son habileté, sera déplacée la poignée réglable le long du manche, seront à modifier l'angle que fait la lame avec le manche, ou l'angle que fait le plan de cette lame avec le sol qu'elle rase. Et ces nuances subtiles entrent en combinaison. L'on tenait compte encore de la verse éventuelle du foin ou de la pente du terrain. […]
[…] il ne s'agit que de faire un instant glisser, et luire, les termes d'un dialogue avec l'acidité des plantes. », (pp.9 à 15)
Ces outils utilisés pour travailler la nature venaient d'elle : « En Ardèche, parfois, l'agriculteur prépare lui-même la mise en forme d'une branche vivante de micocoulier : quelques années plus tard il peut la couper pour en obtenir une fourche neuve à trois doigts. », (p.55)
Faux, faucilles, cognées, houettes, passe-partout et autres serpes : « L'inventaire d'un outillage ne situe pas seulement le niveau de civilisation technique (avec la part de choix qu'il suppose). Il y aurait lieu en cette occasion d'interroger du moins brièvement un répertoire des gestes.
[…]
L'outil qui va aux champs paraît n'être qu'un fer grossier prolongé par un manche de bois, il est aussi l'axe mobile autour duquel se déploie, par gestes et rythmes, une part assez large d'activité humaine.», (p.74)
Et Pascal Commère, dans Aller d'amont4 reprend :
« Une histoire de mains en effet, donc de gestes. Une histoire d'outils pour tout dire. […]. Cette parole d'outil qui était leur vie même, leur dignité, et qui correspondait, petite musique un rien métallique, à un rythme propre, une façon d'aller. […] Pour exemple, et non des moindres, le couinement d'une scie vers la fin de la bille. La lame se déprend. C'est un grand souffle qui se relâche. L'homme cesse de peser de la hanche sur le chariot. Il respire à son tour. » ( pp.16-17)
Ces dialogues ont pris fin, ces outils sont dans les musées, « on les y reconnaît au silence qui les entoure. Non pas qu'ils aient changé, ni le manche ni la lame n'ont perdu de leur poli, mais ils se taisent », hors des mains qui savaient leur usage. (p.16)
1Dialogues terrestres 2, « À son pas »
2Walker Evans, Anonymous, Musée départemental Arles antique
Livre : Walker Evans, The Magazine Work, de David Campany, Éd. Steidl
3Inventaire des outils à main dans une ferme, Textes et photographies, de Jean-Loup Trassard, Éd. Le Temps qu'il fait, 1995
4Aller d'amont, Pascal Commère, Éd. Virgile, 2004.
---------------------
Ajouter un commentaire