Dialogues terrestres
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Outils à main
- Par Nema Revi
- Le 14/08/2015
- Dans Dialogues terrestres
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Dialogues perdus
Victor Segalen a célébré le « li » chinois, une mesure au pas du marcheur1. De la même façon, Les outils d'autrefois étaient accordés aux gestes des hommes et à la tâche à accomplir. Aux Rencontres photographiques d'Arles cet été 2015, on peut voir une série de photos d'outils ordinaires prises par Walker Evans pour le magazine américain Fortune en 19302.
Jean-Loup Trassard, dans un livre où il a réunit ses très belles photos de paysages en noir et blanc, a fait l'Inventaire des outils à main dans une ferme3, disant le dialogue qu'ils entretenaient avec la nature environnante et les travaux des champs suivant les jours et les saisons :
« L'un des bruits qui rythmait le temps lourd des premières après-midi orageuses était alors celui du marteau martelant la faux sur l'enclumette plantée dans une souche. Laquelle servait de siège pour cet ouvrage.
On ne fauchait déjà plus en grand par la faux, mais le journal (des « journia »), l'étendue qu'un homme pouvait couper en une journée […] restait la mesure de contenance employée pour les terres, variable d'une région à l'autre […].
La faux qui n'en a pas l'air est un instrument très complexe : suivant le type de lame, la nature des tiges à couper, la taille du faucheur, sa force, son habileté, sera déplacée la poignée réglable le long du manche, seront à modifier l'angle que fait la lame avec le manche, ou l'angle que fait le plan de cette lame avec le sol qu'elle rase. Et ces nuances subtiles entrent en combinaison. L'on tenait compte encore de la verse éventuelle du foin ou de la pente du terrain. […]
[…] il ne s'agit que de faire un instant glisser, et luire, les termes d'un dialogue avec l'acidité des plantes. », (pp.9 à 15)
Ces outils utilisés pour travailler la nature venaient d'elle : « En Ardèche, parfois, l'agriculteur prépare lui-même la mise en forme d'une branche vivante de micocoulier : quelques années plus tard il peut la couper pour en obtenir une fourche neuve à trois doigts. », (p.55)
Faux, faucilles, cognées, houettes, passe-partout et autres serpes : « L'inventaire d'un outillage ne situe pas seulement le niveau de civilisation technique (avec la part de choix qu'il suppose). Il y aurait lieu en cette occasion d'interroger du moins brièvement un répertoire des gestes.
[…]
L'outil qui va aux champs paraît n'être qu'un fer grossier prolongé par un manche de bois, il est aussi l'axe mobile autour duquel se déploie, par gestes et rythmes, une part assez large d'activité humaine.», (p.74)
Et Pascal Commère, dans Aller d'amont4 reprend :
« Une histoire de mains en effet, donc de gestes. Une histoire d'outils pour tout dire. […]. Cette parole d'outil qui était leur vie même, leur dignité, et qui correspondait, petite musique un rien métallique, à un rythme propre, une façon d'aller. […] Pour exemple, et non des moindres, le couinement d'une scie vers la fin de la bille. La lame se déprend. C'est un grand souffle qui se relâche. L'homme cesse de peser de la hanche sur le chariot. Il respire à son tour. » ( pp.16-17)
Ces dialogues ont pris fin, ces outils sont dans les musées, « on les y reconnaît au silence qui les entoure. Non pas qu'ils aient changé, ni le manche ni la lame n'ont perdu de leur poli, mais ils se taisent », hors des mains qui savaient leur usage. (p.16)
1Dialogues terrestres 2, « À son pas »
2Walker Evans, Anonymous, Musée départemental Arles antique
Livre : Walker Evans, The Magazine Work, de David Campany, Éd. Steidl
3Inventaire des outils à main dans une ferme, Textes et photographies, de Jean-Loup Trassard, Éd. Le Temps qu'il fait, 1995
4Aller d'amont, Pascal Commère, Éd. Virgile, 2004.
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Les exilés
- Par Nema Revi
- Le 06/08/2015
- Dans Dialogues terrestres
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Des signes sourds muets encombrent le chemin
C’est dans la tête une sidération
Le ciel très bleu qui tombe jusqu’au sol
Comme un mur
Transparent
Tous les bruits toutes les voix
Froissées
Impénétrables rebondissent
Les sons les plus durs se condensent
Quelques voyelles s’évaporent dans la poussière
Ce dessaisissement du monde est si violent
Si douloureux
Aux marges d’un silence intérieur
Aux bords des peines
Ce ne sont même pas des mots
Les choses demeurent dans la lumière du matin
D’autres s’en emparent
L’évidence reste silencieuse
On ne possède plus que ce qu’on a perdu
L’étonnement a l’innocence d’une chute
Ces heures qui refusent de naître
Se taisent ou bien parlent sans fin après Babel
Juste un chant
Le plus ancien
Entre les dents
Il y a dans la cour
La musique d’un harmonica
Mon aimée danse parmi les ombres
Mon aimée berce son enfant
Qui l’entendra ?
Tous ceux qui me sont chers crient
Qui entendra ?
Un mot encore
Brûle les lèvres
Nema Revi, Les Exilés, texte XI
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Traduire
- Par Nema Revi
- Le 01/08/2015
- Dans Dialogues terrestres
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« Traduire comme transhumer »
Cet extrait de Traduire comme transhumer, de Mireille Gansel, Éd. Calligrammes/Bernard Guillemot, 2012 :
René Char avait offert à Mireille Gansel une liasse de poèmes manuscrits à l'intention d'un poète vietnamien qui désirait les traduire :
« Je repartis avec ces trésors dans ma sacoche ou plutôt ma "biasse" de berger car cette petite route de Provence me parle de la transhumance : ce grand et long passage des troupeaux vers des terres lointaines. Pour trouver aux saisons venues les plus belles herbes, celles des plaines basses en hiver et des hautes vallées en été – drailles antiques des rencontres et des échanges dans tous les parlers de cette "langue-toit" qu'est le provençal. Ainsi de ces chemins transhumants de la traduction, ce lent et patient passage, toutes frontières abolies, d'un pays à un autre, d'une culture à une autre, d'une langue à une autre. » (p. 68)
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La traverse des langues
- Par Nema Revi
- Le 30/07/2015
- Dans Dialogues terrestres
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« Paysage parlé »
Ceux qui marchent, les hommes migrants, qui vont d'un pays à l'autre, parcourent les lieux, franchissent les frontières, ceux-là traversent les langues.
On s'acclimate – l'expression est heureuse – grâce à ces mots étrangers qui disent dans leur langue ces choses qui n'ont pas de nom encore dans l'oreille et la bouche. Enfant, j'ai découvert la France dans les bois où se cueillaient les mots girolles ou amanites et dans la cour de l'école où l'on ramassait une couleur faite substance sur la coque luisante et douce des marrons.
Paysage parlé, beau titre d'un ouvrage qui rapporte un entretien d'Olivier Dubouclez avec Valère Novarina1. Le livre se termine sur ce récit du dramaturge :
« […] d'une vallée à l'autre, d'une maison à l'autre, la langue n'est pas la même, elle s'infléchit, se modifie légèrement, par une intonation, un accent. La langue est dans le paysage, dans la nature : il y a tout un changement dans la prononciation des mots qui accompagne les transformations du lieu. C'est un peu comme cela que je me représente le voyage que fit mon arrière-grand-père Paolo, lorsqu'il quitta la Valsesia, à pied, avec dans son sac une truelle et un fil à plomb. Il n'est pas passé brutalement de l'italien au français, mais il a connu différents patois : chaque jour, au gré de la marche, tandis que la montagne se modifiait imperceptiblement, la langue devait changer un peu autour de lui, dans le Gressoney, le Val d'Aoste, le Valais, le Jura, le rapprochant lentement du patois savoyard, du perler jurassien, du français. Cela a dû être pour lui une sorte de voyage philologique, une découverte simultanée de la parole et des paysages, une expérience démultipliée des langues. »
(Cette expérience, certes, ne présume rien des arrachements violents vécus par les exilés du XXIe siècle.)
1Paysage parlé, Valère Novarina et Olivier Dubouclez, Les Éditions de la Transparence, 2011
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Le chant des pistes (2)
- Par Nema Revi
- Le 25/07/2015
- Dans Dialogues terrestres
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pour tous ceux qui migrent sur la peau du monde
« Les mythes aborigènes de la création parlent d'êtres totémiques légendaires qui avaient parcouru tout le continent au Temps du Rêve. Et c'est en chantant le nom de tout ce qu'ils avaient croisé en chemin – oiseaux, animaux, plantes, rochers, trous d'eau – qu'ils avaient fait venir le monde à l'existence. » (p.13)
« […] lors de sa traversée du pays, chaque ancêtre avait laissé dans son sillage une suite de mots et de notes de musique […], ces pistes de rêve formaient dans tout le pays des "voies" de communication entre les tribus les plus éloignées.
[…] En théorie, du moins, la totalité de l'Australie pouvait être lue comme une partition musicale. Il n'y avait pratiquement pas un rocher, pas une rivière dans le pays qui ne pouvait être ou qui n'avait pas été chantée » (pp.27-28)
« J'avais le sentiment cependant que les itinéraires chantés ne se limitaient pas à l'Australie, mais constituaient un phénomène universel, le moyen par lequel les hommes marquaient leur territoire et, en conséquence, organisaient leur vie sociale. […] Je vois des itinéraires chantés s'étendant sur tous les continents, à travers les siècles. Je vois les hommes laissant derrière eux un sillage de chants dont, parfois, nous percevons un écho).
[…] Récemment, j'ai reçu par la poste une lettre avec une citation de Daughters of the Copper Woman d'Anne Cameron :
[…] les tribus [de la côte nord-ouest des États-Unis] ne perdirent jamais leur passion pour les voyages en mer et se lançaient en canot sur le courant qui va de la Californie au détroit de Béring et qu'ils appelaient Klin Otto. Ce sont des prêtresses qui assuraient la navigation. En Sibérie, on les connaissaient sous le nom de "shamankas". Les paroles d'une vieille femme rapportées ici sont issues d'une tradition vieille de quelque quinze mille ans :
"Tout ce que nous avons toujours su sur le mouvement de la mer était conservé dans les vers d'une chanson. Pendant des milliers d'années nous sommes allés où nous voulions et sommes revenus chez nous sans dommage, grâce au chant. Durant les nuits sans nuages nous étions guidés par les étoiles et, par temps de brouillard, par les courants et les rivières de la mer, par les courants et les rivières qui s'écoulent et forment Klin Otto. […] Il y avait un chant pour aller en Chine et un autre pour aller au Japon, un chant pour la grande île et un autre pour la petite." Le chant était la seule chose qu'il lui fallait apprendre et elle savait où elle se trouvait. Pour revenir, elle se contentait de chanter le chant à l'envers. » (pp. 394-395-396)
Bruce Chatwin, Le Chant des pistes, trad. Jacques Chabert, Le Livre de poche/biblio, 1990
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Le chant des pistes (1)
- Par Nema Revi
- Le 13/07/2015
- Dans Dialogues terrestres
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Le titre de ce billet est emprunté à Bruce Chatwin, Le Chant des pistes, trad. Jacques Chabert, Le Livre de poche/biblio, 1990
« Une sorte d'expertise sensitive infinie »
À la grille des chemins et des noms que posent les cartes sur un territoire, se substitueraient les pistes mouvantes et toujours recommencées que suivent les bêtes sous le couvert des bois, le long des berges, en lisière de champs et que livrent quelque temps des fougères piétinées, des branchages frottés, des empreintes dans le meuble de la terre. Se superposeraient encore dans l'air les vols migratoires des oiseaux et des insectes dérivant dans les courants invisibles, et dans les eaux des rivières et des mers la circulation des poissons, la nage en apnée des baleines et partout la ronde des graines diffusées par les vents et les flots.
« Or ce que je voudrais […], ce serait que l'on puisse se figurer un pays comme une somme sans fin révisée de trajectoires – celle des oies, et celles, éphémères, des papillons et des libellules ou celles, mathématiquement sévères, des rapaces diurnes puis, en descendant des airs vers la terre et les eaux, celles des saumons […] et des silures, des chevreuils et des renards et toutes les autres, y compris les minuscules : soit tout ce monde d'hyperactivité et d'enquêtes silencieuses et furtives, toujours menée sur le terrain, qui est celui des bêtes, et qui pour finir a la valeur d'une sorte d'expertise sensitive infinie. […] c'est ainsi, par de tels chemins, qu'il faudrait pouvoir tantôt s'enfoncer dans le paysage, tantôt le contempler de loin. De la sorte, au lieu de ressembler à une surface finie, comme celles que présentent les cartes, et à quelque échelle qu'on l'envisage, le pays apparaîtrait comme sorte d'espace all over, chacune des lignes de cet espace, quoiqu'écrite dans la chair du monde, ne laissant aucune trace : dans l'air pas même un sillage, dans l'eau, quelques bulles et, sur la terre, un peu d'herbe froissée. »
Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement, Voyages en France, Seuil, 2011, pp.375-376
Ces territoires instinctifs et muets enchevêtrés sur la peau du monde sont le lieu de dialogues terrestres où s'absente l'humanité.
Les traces du caribou sur la neige
le vol des oies sauvages
l'érable rouge à l'automne
mordu par le gel
tout cela me devint plus réel
plus réellement moi
que mon nom même
je me surprenais disant parfois
"en accord avec l'esprit de la terre"
mais il n'y avait pas d'"esprit"
c'était la langue du passé
et ce monde était un nouveau monde
et ma pensée
aussi était presque nouvelle
rien qui ressemblât à un "esprit"
seulement les traces bleues sur la neige
le vol des oies sauvages
et les feuilles rouges de gel
Kenneth White, « Labrador » (extrait), in Un monde ouvert, Anthologie personnelle, Gallimard/Poésie, pp. 212-213.
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Un poème latent
- Par Nema Revi
- Le 09/07/2015
- Dans Dialogues terrestres
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« Une sorte de poème latent »
« Les noms sont la culture qui vient se poser naturellement sur les existences. »
Ode en forme d'inventaire
« aux crapauds (les accoucheurs et les autres) et aux grenouilles,
aux cistudes et autres tortues,
aux couleuvres filant entre les herbes, aux orvets et aux salamandres,
aux hérissons bien sûr, et aux renards,
aux buses qui tournoient haut dans le ciel en poussant de petits cris,
aux chouettes, chevêches et effraies pareillement,
aux ducs et aux faucons, aux geais et aux pics,
aux pies et aux freux, aux martinets, aux merles, mésanges, chardonnerets et moineaux de toutes sortes
en n'oubliant ni les faisans, sarcelles et autres cailles,
ni les oiseaux des étangs et des marais,
ni ceux de la mer, les mouettes les cormorans, les fous de Bassan, les macareux,
aux cerfs, daims, chevreuils et biches, aux lapins et aux lièvres,
aux lynx (s'il en reste, on dit que oui, dans le Jura), aux sangliers, castors, ragondins, loups, ours, blaireaux, belettes,
aux loutres et aux carpes, brochets, écrevisses, ablettes, truites, gardons, à tout le peuple des rivières
ainsi qu'aux libellules, cigales, hannetons, criquets, mouches, abeilles, araignées et fourmis,
et à tous ceux dont cette énumération […] ne dit pas les noms, des noms qui, lorsqu'on les découvre, cherchant souvent en vain à les retenir, instillent dans la langue une sorte de poème latent qui la révèle à elle-même, la déplie, l'allongeant au soleil sur de petites gelées friables ou la laissant flotter comme le fond les algues dans les courants d'eau douce [...] »
Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement, Voyages en France, Seuil, 2011, pp.372 à 375.
Ainsi en est-il des plantes, des couleurs, des outils (Jean-Loup Trassard1), des rivières (Ludovic Janvier2) et de tous les lieux que leur nom livre sur les cartes.
1Inventaire des outils à main dans une ferme, Textes et photographies de Jean-Loup Trassard, Éd Le Temps qu'il fait, 1995.
2Des rivières plein la voix, Promenade, Ludovic Janvier, Gallimard, coll. L'arbalète, 2004.
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Un froissement des herbes
- Par Nema Revi
- Le 09/07/2015
- Dans Dialogues terrestres
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Entre les racines
En silence la pluie
La croissance dans les ombres
- de rien un peu d’herbe -
Où la mémoire se tisse
En surface
Dans l’air en fuite
Un vert très tendre
- nourrit le jour -
(Qui a reconnu sur ce seuil
Un signe bien qu’incertain ?)
Tous murmurent au passage
- Un souffle
Une buée -
Effleurer une lumière
C’est déjà une brûlure
Le clair de ce peu d’air cueilli au vol
Pour la première sentinelle
La voyante sans regard
Qui attend dans sa nuit
L’effraction d’une parole
(Le passage d’un nom)
Nema Revi, Un froissement des herbes, texte 13
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Dialogues terrestres
- Par Nema Revi
- Le 05/07/2015
- Dans Dialogues terrestres
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« la très fine et très obscure relation qui s'établit... »
En regard du Dépaysement, de Jean-François Bailly, on peut mettre les photos de La France de Raymond Depardon présentées en 2010 à la BnF et rassemblées sous ce titre dans un épais volume coédités par la BnF et Le Seuil.
315 images, cadrées sans recherche du pittoresque ou d'une quelconque originalité : l'évidence du familier et pas un seul cliché pour carte postale. Dans la salle d'exposition sans fenêtre, les photos, immenses, toutes prises en extérieur, suspendues dans une clarté très pure qui prépare le regard à la rencontre. Le photographe a découpé un pan de réel pour le faire voir comme on ne l'avait pas vu, faire voir sa beauté loin de tout parti-pris esthétique, une beauté-vie dans la lumière, la vie des hommes et de leurs activités dans des lieux qu'ils ont saturés de signes – enseignes, panneaux routiers -, cadre naturel qui n'est pas la pure nature.
« Dans mes photos, je me débarrasse d'une certaine esthétique. Volontairement et consciemment. Ce n'est pas ça l'important. C'est plus le lieu qui y apparaît, le lieu habité et moi-même dans ce lieu. »1)
Pourtant, les paysages sont photographiés vides de personnages - sinon figurent des silhouettes lointaines ou de passage - à la manière de la photographie américaine :
« […] le "landscape" s'approche bien plus des gens [que la photographie humaniste], puisqu'il montre où ils vivent. Non pas seulement montrer des gens, mais montrer les lieux en se demandant comment les gens vivent là. »2)
Ce sont là des dialogues terrestres qui pourraient appartenir à un « roman sans personnages principaux ni héros mais dont l'intrigue se renoue à chaque virage si l'on est sur la route et à chaque angle si l'on est dans la rue.
Par exemple la très fine et très obscure relation qui s'établit entre les petits reliefs de gelée bordant les plats présentant les divers pâtés dans la vitrine d'une boucherie-charcuterie de campagne et le ciment craquelé d'un trottoir dans les fentes duquel un peu de mousse tente de vivre, puis entre ce trottoir et de pauvres touffes d'herbe détruites par un désherbant chimique ou thermique, tandis que dans un enclos maçonné aux joints très apparents des tulipes jaunes et rouges semblent lancées dans une course immobile vers l'imitation des fleurs artificielles. »3)
Note : La couverture de Télérama, en montrant l'appareil utilisé par R. Depardon, une chambre 20 x 25, fait voir la grille, ou le filet à capturer le réel, évoqué par J-C Bailly.
1) Raymond Depardon, Errance, Éd. Points/Seuil, pp.172-173
2) Raymond Depardon, propos recueillis par Véronique Brocard et Catherine Portevin, in Hors Série de Télérama horizons, « La France de Raymond Depardon », n°3, septembre 2010
3) Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement, Voyages en France, Seuil, 2011, p.392.
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La nasse
- Par Nema Revi
- Le 02/07/2015
- Dans Dialogues terrestres
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« une pelote complexe et enchevêtrée... »
Dialogues terrestres : il en est d'effroyables comme cette géographie intime que sait l'homme antillais lorsqu'il voit le paysage des mornes et des forêts. C'est Édouard Glissant qui l'évoque dans Le Discours antillais, dans un chapitre bouleversant. Un Antillais éprouve chaque courbe du terrain, chaque plante, chaque grain de terre de ce territoire depuis les traces qu'il a laissées dans sa mémoire de Nègre marron.
La réalité physique est toute bruissante de récits, c'est une étendue de mémoires où se rencontrent, se confrontent et se partagent des représentations différentes où vivent les hommes.
Leur quête, Jean-Christophe Bailly la rapporte dans Le Dépaysement, Voyages en France (Seuil, 2011) :
« Le présent […] finit toujours par apparaître comme l'espace infini et pourtant sans épaisseur où remontent lentement, comme par le fait d'une résurgence invisible, les traces parfois très lointaines de sa formation. Tandis qu'inversement commencent à descendre et à s'enfoncer en lui, puis au-delà de lui, les signaux par lesquels lui parvient ce qui le dissout et le renouvelle. Se tenir aux aguets de ce double mouvement, dans l'étendue d'un paysage qui tantôt l'apaise et tantôt l'accélère, c'est ce que j'aurai essayé de faire [...] » (p.13)
Le premier chapitre du Dépaysement déplie ces dialogues terrestres. Il raconte la visite d'une fabrique de filets dans une rue du vieux Bordeaux où tout ensemble se livrent l'histoire et les légendes, la science et les savoir faire, avec les saisons de la rivière la variété des poissons et les formes des filets :
« Grande est l'étendue de sensations qui va de la beauté mathématique des grandes nasses suspendues à la vision de ligaments broyés dans des pièges, mais telle est et doit être sans doute la mesure selon laquelle un pays est connu et s'éprouve : non à la façon d'un paisible répertoire de souvenirs et de coutumes, mais à celle d'une pelote complexe et enchevêtrée où époques, affects et dimensions s'entremêlent comme ici le font le chanvre et le nylon, la petite épuisette et le grand carrelet, l'émerveillement et l'effroi. » (p.19)
Quelle écriture pour capter ces traces sensibles ? Elle est comparable à une ruse, une « mètis paysanne appariée à un paysage » - ici l'estuaire - qui a su trouver pour chaque frémissement de la rivière la forme exacte d'un filet :
« Le récit des filets, des nasses, et des verveux est avant tout celui d'un infini de la structure, où la répétition des mailles vient écrire dans l'espace des formes qui sont comme des tentatives, à partir des solides, d'imiter les fluides. […]. D'un monde de rivières lisses, aux courants secrets, aux fraîcheurs enchâssées, s'élève, via ces structures immergées, le chant du mathème, et l'on pense, forcément, en contemplant ces résilles de lignes souples ou tendues, à la perspective, à cette sorte de nasse aussi par laquelle les peintres ont cherché autrefois à capturer le visible. » (pp.16-17)
La peinture, la photographie aussi1, versions intellectuelles de la ruse manuelle, et l'écriture sont dialogues terrestres.
1) Qu'on se souvienne du fonctionnement de ces appareils photographiques reflex à deux objectifs qui offraient un dispositif de visée indépendant du dispositif de prise de vue : l'image, réfléchie par un miroir, était renvoyée sur un verre dépoli qui comportait un tracé de repérage quadrillé permettant de cadrer l'image.
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Affinités électives
- Par Nema Revi
- Le 30/06/2015
- Dans Dialogues terrestres
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"... en légère vapeur, en fumée bleue, en nuage"
Dialogues terrestres doit beaucoup au souvenir de la lecture - fabuleuse - d'un chapitre des Mots et les choses, de Michel Foucault, intitulé "La prose du monde".
Les êtres et les choses sont reliés entre eux par un réseau de ressemblances qui courent de proche en proche ou se répondent par échos, ou bien encore plus subtilement entretiennent des analogies secrètes, et enfin, et c'est leur forme la plus belle, les unissent en révélant leurs sympathies cachées. Ce jeu des attirances est ainsi décrit :
"Là nul chemin n'est déterminé à l'avance, nulle distance n'est supposée, nul enchaînement prescrit. La sympathie joue à l'état libre dans les profondeurs du monde. Elle parcourt en un instant les espaces les plus vastes : de la planète à l'homme qu'elle régit, la sympathie tombe de loin comme la foudre ; elle peut naître au contraire d'un seul contact, - comme ces "roses de deuil et desquelles on se sera servi aux obsèques", qui, par le seul voisinage de la mort, rendront toute personne qui en respire le parfum "triste et mourante". [...] Elle suscite le mouvement des choses dans le monde et provoque le rapprochement des plus distantes. Elle est principe de mobilité : elle attire les lourds vers la lourdeur du sol, et les légers vers l'éther sans poids ; elle pousse les racines vers l'eau, et elle fait virer avec la courbe du soleil la grande fleur jaune du tournesol. Bien plus, en attirant les choses les unes vers les autres par un mouvement extérieur et visible, elle suscite en secret un mouvement intérieur, - un déplacement des qualités qui prennent la relève les unes des autres : le feu parce qu'il est chaud et léger s'élève dans l'air, vers lequel ses flammes inlassablement se dressent ; mais il perd sa propre sécheresse (qui l'apparentait à la terre) et acquiert ainsi une humidité (qui le lie à l'eau et à l'air) ; il disparaît alors en légère vapeur, en fumée bleue, en nuage : il est devenu air.[...]
[...] la sympathie est compensée par sa figure jumelle, l'antipathie. Celle-ci maintient les choses en leur isolement et empêche l'assimilation ; [...] L'identité des choses le fait qu'elles peuvent ressembler aux autres et s'approcher d'elles, mais sans s'y engloutir et en préservant leur singularité, - c'est la balancement constant de la sympathie et de l'antipathie qui en répond."
Michel Foucault, Les Mots et les choses, Une archéologie des sciences humaines, Gallimard/Bibliothèque des sciences humaines, pp.38-39.
^ Ci-dessus : La Vie secrète des plantes, Anselm Kiefer
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À son pas...
- Par Nema Revi
- Le 29/06/2015
- Dans Dialogues terrestres
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"... à son pas en une heure, dans la plaine"
Dialogues terrestres : l'écriture, la démarche photographique s'engagent sur des territoires bien réels, veulent en capter des traces matérielles au cours de traversées physiques de lieux terrestres.
- Claude Levi-Strauss, dans Tristes Tropiques : "Au lieu de se soumettre passivement à ma contemplation, à la manière d'un tableau dont il est possible d'apprécier les détails à distance et sans y mettre du sien, [le paysage] m'invitait à une sorte de dialogue où nous devions, lui et moi, fournir le meilleur de nous-mêmes. L'effort physique que je dépensais à parcourir la montagne était quelque chose que je cédais, et par quoi son être me devenait présent. [...] (il) s'unissait à moi dans une sorte de danse que j'avais le sentiment de conduire d'autant plus librement que j'avais mieux réussi à pénétrer les grandes vérités qui l'inspiraient." (Plon, 1955, p.364)
Non pas décrire mais entrer en empathie avec les êtres, les choses, éprouver physiquement les éléments pour dialoguer, pour danser avec eux. Comment écrire cette danse ?
- Victor Segalen, dans Équipée, Voyage au Pays du Réel : lire le chapitre qu'il consacre à "la sandale et (au) bâton", ou au "bain dans le torrent", ou encore l'éloge qu'il fait de la mesure chinoise, le "li" : "C'est une admirable grandeur. Souple et diverse, elle croît ou s'accourcit pour les besoins du piéton. Si la route monte et s'escarpe, le li se fait petit et discret. Il s'allonge dès qu'il est naturel qu'on allonge le pas. Il y a des li pour la plaine, et des li de montagne. Un li pour l'ascension, et un autre pour la descente. [...] Ceci n'a donc point d'équivalent dans la longueur géométrique, mais se conçoit fort bien dans la mesure humaine du temps et du jour : "dix li" c'est à peu près ce qu'un homme, ni hâtif ni lent, abat à son pas en une heure, dans la plaine." (L'Imaginaire/Gallimard, 1987, p.24)
Texte d'autant plus remarquable que Segalen ne parle pas ici à la première personne. Il rend compte d'une expérience sensible commune et cependant à chaque marche singulière, un pas-de-deux avec la matérialité du terrain, une attention portée à ses accidents, aux accommodements du vivant avec son environnement.
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Noren
- Par Nema Revi
- Le 29/06/2015
- Dans Dialogues terrestres
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Dialogues terrestres est le titre d'une série d'oeuvres au fusain sur toile et acrylique de Françoise Lehay-Brangoleau. C'est l'une d'elles, "Noren", qui m'a suggéré d'écrire cet été sur le thème des dialogues terrestres.
"Noren", (暖簾), ce sont des panneaux de toile japonais suspendus entre les pièces d'une maison ou sur les murs, qui servent de portes ou de fenêtres, entre limite et passage. Ils ne dissimulent pas tout à fait, ne montrent que fugitivement un pan de ce qu'ils dérobent et le regard se surprend à leur balancement, ni dehors ni dedans.
"Noren", de F. Lehay-Brangoleau n'est pas une oeuvre figurative. J'en aime la trame noircie, le poudroiement lumineux de bleu, de jaune orangé, les transparences et, plus que tout, le grand vide central échevelé, étiré comme un corps, une faille, une banquise lointaine. Dans son nom, j'entends le Nord, les moraines, et "nour", la lumière.
"Noren" est une carte avec ses territoires d'ombre, ses lagunes, ses îles, des éblouissements marins, le creux de ses lacs, on peut suivre du doigt la coupe de ses côtes ondoyantes. Ici la terre fuit, se dissout, s'enroule autour d'une boule aurorée, laisse le désert l'envahir, épouse sa blancheur.
"Noren", c'est, au plus loin, la promesse d'un voyage vers les mers glacées qui ne se fera pas. Pas maintenant. Pas encore.
Dialogues terrestres sera le titre d'un carnet de voyage, un voyage attentif au plus près qui commence cet été par quelques marches dans la campagne, dans la ville, au bord de la mer, dans la montagne. Le lieu n'importe qu'en ce qu'il ouvre de rencontres. Davantage qu'un thème, Dialogues terrestres indique plutôt une direction du regard vers les relations établies entre les êtres vivants, les relations entre les vivants et les choses ou les éléments naturels, ou entre les choses elle-mêmes.
Avec l'envie d'associer des photos à cette recherche.
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