X masculin N° 13/0824

            Dans Le Monde du 3 mai, p. 10, rubrique "Politique et Société", un article signé Benoît Hopkin : "Sous le couloir aérien de Roissy, l'enterrement de X masculin N° 13/0824".

          Un fait divers : le 8 avril dernier, on a découvert dans le train d'atterrissage d'un Boeing 767 en provenance de Doula le corps recroquevillé d'un adolescent camerounais de quinze ans, mort asphyxié et congelé. Anonyme, non identifié, il a été enterré mardi 30 avril dans le cimetière de Mauregard.

          Il faut lire cet article de bout en bout. Tenter de penser ce qui peut pousser à cette tentative non pas désespérée comme il est dit dans l'article, pleine au contraire d'un espoir immense, la joie au moment où l'avion se met à rouler lentement.

          Puis le bruit, en quelques secondes la peur peut-être, le froid glacial, on le souhaite l'inconscience très vite.

          Sur la pierre tombale, on a écrit "Inconnu sauf de Dieu". C'est moins encore que pour la jeune Dora Bruder dont P. Modiano a essayé de recueillir la brève existence.

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DONNER À ENTENDRE

          Interroger encore le « comment » de « comment raconter ». Indissociable de ce que je veux raconter, à l'intention de qui et dans quelle intention je veux le raconter. Ce mot « intention » marque à la fois qu'il a bien dessein, décision, volonté de ma part, et but, objectif, visée, fin du côté de la réception. C'est donc par là que l'éthique investit le propos.

            Dans le M.D.A n°143 de mai 2013, Arno Bertina répond de façon claire et remarquable à ces questions à propos du livre Numéro d'écrou 362573 qu'il vient de publier avec Anissa Michalon (Le Bec en l'air, 2013).

 

              Je veux raconter ce qui est arrivé à celui que l'on a désigné sous le matricule X masculin N°13/0824. Aussitôt, les difficultés surgissent : On ne sait presque rien de ce jeune garçon retrouvé mort sinon les conditions de sa mort et son origine camerounaise. Même son âge n'est pas déterminé avec certitude (il aurait entre 15 et 17 ans).

                Toute fiction serait charognarde en s'emparant ces pauvres restes.

               Pas question de replier cette vie sur sa mort en la scellant par la tragédie, le discours militant ou la compassion. Comment rester suffisamment à distance pour laisser à ce jeune homme sa part de vie et de liberté ?

            Cette distance est à préserver pour tous les autres "personnages" (le technicien qui découvre le corps, par exemple, la Maire de Mauregard, le journaliste, le maçon présent au cimetière..., mais aussi bien pour certains internautes dont j'ai découvert - avec effarement – les commentaires sur le web).

                À distance, être consciente de ce que je ressens et de ce que je veux dire. Une partie de la justesse du propos tient à cela.

 

              D'emblée, la forme théâtrale s'est imposée : le théâtre est le seul genre qui investit pleinement l'espace public. Or le discours que porterait un tel texte intervient dans cet espace, il est adressé à tout homme ou femme contemporain de X masculin N°13/0824, à tout homme ou femme.

 

             Le travail de l'écriture : le journaliste a déjà écrit son article. Il s'agirait non plus d'informer mais de rendre sensible et intelligible ce qui est arrivé, c'est à dire aussi une situation avec sa complexité et l'ensemble de ses acteurs, et non pas seulement un parcours individuel pathétique. Il faut faire apparaître la dimension collective de cette histoire. Ce qui n'a pas grand-chose à voir avec l'anonymat de X masculin, plutôt avec la condition des migrants.

            D'un autre côté, impossible de donner dans la dénonciation militante, morale ou politique. Pas de discours de maîtrise surplombant l'histoire. Il importe d'en rester aux faits. Les raconter c'est les montrer, les faire voir/entendre. Entre l'objectivité du journaliste et la subjectivité du romancier, G. Didi-Huberman rappelle que W. Benjamin plaçait la figure du conteur (in Blancs soucis, Minuit, 2013) qui porte en toute humilité le fardeau de la mémoire du monde (p.109) et dont le récit engage la mémoire comme un véritable bien commun (p.110).

 

              En écho, cette remarque d'Hélène Beer dans son Journal du camp de Westerbrock :

"Ici, l'on pourrait écrire des contes. Cela vous paraît sans doute étrange, mais si l'on voulait donner une idée de la vie dans ce camp, le mieux serait de le faire sous forme de conte."

             Le conteur en l'occurrence serait un griot.

 

          Cet art du conteur n'est pas sans rapport avec ce que dit Kleist de l'art du montreur de marionnettes. Ce dernier dirige chaque mouvement de la poupée par son centre de gravitédepuis l'intérieur de chaque figure. La ligne décrite par le centre de gravité est simple mais mystérieuse car elle n'est rien d'autre que le chemin qui mène à l'âme du danseur et le machiniste la trouve en se plaçant lui-même au centre de gravité de la marionnette, c'est à dire en dansant. Ainsi est-il juste car il évite toute affectation : l'âme n'est jamais en un autre point qu'au centre de gravité du mouvement. Ainsi sont préservées la grâce et l'innocence du personnage, et son abstraction qui assure sa dimension collective, mythique.

 

         Le premier et dernier à parler sur scène serait le griot. Son récit encadrerait et ponctuerait les prises de paroles des autres personnages. C'est son discours qu'il faudrait écrire en premier, conte-poème d'initiation, récit d'une quête avec une fin ouverte.

           Très difficile.

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