La mémoire de l'eau

À propos de Le Bouton de Nacre, un film de Patricio Guzmán

 

          Le bouton de nacreC'est un bloc de quartz transparent vieux de millions d'années. La lumière le traverse, éclaire les facettes, les fracture. Au centre, une goutte d'eau venue des débuts du monde est restée déposée.

          L'eau irrigue tout le film, elle est vapeur diffuse, glace bleue, molécules éparses, présente dans tout le cosmos, la vie a une origine aquatique et l'homme est une créature de fluides et de flux. L'océan baigne les côtes chiliennes et s'infiltre partout là-bas dans l'archipel de Patagonie, là où, durant 10 000 ans, a vécu le peuple de l'eau. Ces nomades de la mer étaient encore environ 8000 au XVIIIè siècle, Haush, Kawéskar, Sélknam. En 1830, l'un d'entre eux, en échange d'un bouton de nacre, s'était laissé convaincre d'aller vivre quelque temps en Angleterre, ce séjour fit de lui un égaré entre deux mondes. Décimés, chassés, abattus comme un gibier par les colons au XIXè siècle, les Kawéskar ont été regroupés, enfermés, évangélisés, ils sont morts de maladie, d'alcool et de misère. Aujourd'hui, il reste une vingtaine de survivants qui se souviennent encore de quelques mots de leur langue et ne sont pas autorisés à naviguer sur leurs canoës, pour leur sécurité.

          C'est un bouton de nacre que l'on a retrouvé incrusté dans un bloc de rail retiré de la mer par un plongeur. C'est tout ce qui reste du supplicié dont le corps a été largué depuis un hélicoptère sous la dictature de Pinochet. Dans les profondeurs de l'océan, il y a des centaines de blocs de métal rouillés que le juge Guzmán a ordonné de faire remonter.

          C'est un film sur les disparus, les autochtones de Patagonie, les victimes du coup d'état de 1973 au Chili. De ce qu'ils furent, de leur vie et leur mort, il ne reste que ce très peu porté par l'eau, quelques débris d'écorce pour façonner un dernier canoë miniature, un bouton de nacre revenu à son destin de coquillage.« Mais nous ignorons ce que tout cela a signifié en réalité »1.

          Et cependant, « Je ne peux pas m'éloigner de cette période. C'est comme si j'avais assisté, dans mon enfance, à l'incendie de ma maison et que tous mes livres de contes, mes jouets et mes bandes-dessinées avaient pris feu sous mes yeux. Je me sens comme un enfant incapable d'oublier cet incendie qui, pour moi, vient de se produire. […] C'est comme si j'étais enfermé dans de l'ambre, comme ces insectes de l'Antiquité figés pour toujours dans une goutte. »2

Notes

1De la destruction comme élément de l'histoire naturelle, W.G. Sebald, trad. Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2004, p.16.

2Patricio Guzmán, conversation avec Frederick Wiseman, publiée par l'AFCAE dans la brochure qui présente le film.

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