Ithaque
- Par Nema Revi
- Le 05/09/2013
- Dans carnet de notes
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Je suis revenue à Brimont.
Le château de Lassalle est devenu un hôtel. Les lieux ont peu changé, les propriétaires successifs ont poursuivi la restauration dans une continuité fidèle à l’esprit du domaine. La grande grille d’entrée, autrefois dressée devant la maison dont elle refermait la cour centrale, a été déplacée au milieu de l’allée qui traverse la garenne. L'autre soir, elle était ouverte, majestueuse et étrange entre les arbres plus hauts qu’elle, et semblait dérouler le chemin jusqu’au porche qui apparaît désormais derrière elle. Enfant, j’avais reçu en cadeau une boîte dont le couvercle représentait un château. On le soulevait pour découvrir les deux battants fermés d’une grille. Cette image s’ouvrait par le milieu sur la pièce principale d’un palais dont le mur accueillait une bibliothèque, constituée par le volume de la boîte où étaient rangés une dizaine de petits livres de contes. C’étaient Les Contes de Perrault. Ainsi, tout recommençait. J'ai passé à nouveau le porche et pénétré sur le territoire d’autrefois. Hormis la plantation saugrenue de palmiers le long des pelouses, l’arrivée offre le même équilibre enchanté d’espace et de lumière. A droite, le pigeonnier, le puits, à gauche la terrasse, les arbres, et devant le visiteur le corps de la grande demeure en forme de U. L’aile droite est maintenant habitée et les façades ont été nettoyées. A l’intérieur, l’architecture des pièces est intacte, les carrelages, les parquets, les tapisseries, les papiers peints ont été conservés. Autour de la maison, on retrouve le grand cèdre devant le salon, les chênes où logent les écureuils – Chantal avait un favori qu’elle avait appelé cri-cri - , l’immense figuier près du puits.
Les travaux les plus récents ont restauré le domaine en faisant apparaître des états très anciens qui avaient été oblitérés par le temps, parfois enfouis ou même détruits – et dans ce dernier cas, on ne peut qu’en relever patiemment les traces- . Un vaste débarras au rez-de-chaussée, à droite du hall, occupait les anciennes cuisines de la maison de maître : l’immense cheminée, maintenant dégagée, et les bassins qui en ont été les éviers, attestent de cette ancienne fonction. Le plus étonnant, cependant, est d’apprendre que la partie primitive à l’origine de la propriété n’est pas la maison, qui date du XVIIIeme siècle, mais le corps de bâtiment qui encadre le porche et a été au XIIeme siècle la salle des gardes, Lassalle aujourd’hui. Les belles voûtes de pierre qui ont abrité l’étable ont l’âge des pèlerinages à Compostelle, quand les hommes d’armes protégeaient l’abbaye de Moirax, à quelques kilomètres de là. Le hangar où étaient remisés les tracteurs, longtemps en ruine, aujourd'hui en partie consolidés ou reconstruits, était une pièce de l’ancienne commanderie. La mare cerclée de pavés où nous allions chercher les canards le soir pour les ramener dans l’abri du poulailler était alors un réservoir relié par des canaux empierrés à un potager en contrebas de la terrasse. Les différentes strates de cette architecture exhumée dédoublent désormais le domaine. Ils composent une fantomatique aura en deçà des murs que j’ai connus et où s’arrêtent mes souvenirs. Ils ouvrent une histoire où s’engouffrent pêle-mêle mes terreurs d’enfant la nuit dans le grand lit de cuivre, mes folles imaginations dans les robes du grenier et mes fuites à l’aventure dans les champs. Toute une vie rêvée a puisé dans les racines de cette maison et ses vrilles se sont enroulées aux lignes magnétiques d’un monde, plus ancien et ignoré alors, qui cependant l’innervait en secret.
Avec la fin du jour, l'obscurité naissante, les lumières vacillantes accrochées aux arbres, une atmosphère irrèelle de fête s'est installée doucement, rêveuse, comme une scène du Grand Meaulnes.
Au cours de ma vie, je suis rarement revenue sur mes pas. Il n’y a pas de retour possible : certitude imposée comme une évidence, d’emblée et dès le premier départ. Il y a cependant des lieux qu’il est donné, par hasard, de retraverser.On les retrouve sans surprise, s’enfonçant aussitôt dans l’image floue qu’ils présentent jusqu’à ces particules d’autrefois qui apparaissent ça et là. Se tisse ainsi une carte invisible qui s’étend bien au delà de cet endroit où l’on croit alors revenir, joignant d’autres espaces biographiques, sans souci de chronologie, feuilletant les années, les époques d’un vaste territoire nocturne où brûleraient quelques étoiles.
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