carnet de notes
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L'Étreinte du serpent
- Par Nema Revi
- Le 24/01/2016
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L'ÉTREINTE DU SERPENT, un film de CIRO GUERRA : les premières images sont celles d'une eau mouvante, habitée de reflets, où le monde s'inverse.
Splendide usage du noir et blanc. Il libère cette immersion dans la forêt amazonienne de tout effet exotique, insiste sur la mort annoncée des cultures indiennes dont ne restent aujourd'hui que des clichés ethnographiques des années 1930-1950. Et surtout, en déployant toute la gamme des gris, il suggère un univers troublé et troublant où des trous plus noirs ou blancs sont des zones intenses, mystérieuses et instables comme les taches qui oscellent le pelage du jaguar, les écailles du boa : elles s'animent et se fondent dans les feuillages, dans les eaux. Confusion matricielle où l'on se perd / où l'on se trouve au fil d'une navigation envoûtée.
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La mémoire de l'eau
- Par Nema Revi
- Le 12/12/2015
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À propos de Le Bouton de Nacre, un film de Patricio Guzmán
C'est un bloc de quartz transparent vieux de millions d'années. La lumière le traverse, éclaire les facettes, les fracture. Au centre, une goutte d'eau venue des débuts du monde est restée déposée.
L'eau irrigue tout le film, elle est vapeur diffuse, glace bleue, molécules éparses, présente dans tout le cosmos, la vie a une origine aquatique et l'homme est une créature de fluides et de flux. L'océan baigne les côtes chiliennes et s'infiltre partout là-bas dans l'archipel de Patagonie, là où, durant 10 000 ans, a vécu le peuple de l'eau. Ces nomades de la mer étaient encore environ 8000 au XVIIIè siècle, Haush, Kawéskar, Sélknam. En 1830, l'un d'entre eux, en échange d'un bouton de nacre, s'était laissé convaincre d'aller vivre quelque temps en Angleterre, ce séjour fit de lui un égaré entre deux mondes. Décimés, chassés, abattus comme un gibier par les colons au XIXè siècle, les Kawéskar ont été regroupés, enfermés, évangélisés, ils sont morts de maladie, d'alcool et de misère. Aujourd'hui, il reste une vingtaine de survivants qui se souviennent encore de quelques mots de leur langue et ne sont pas autorisés à naviguer sur leurs canoës, pour leur sécurité.
C'est un bouton de nacre que l'on a retrouvé incrusté dans un bloc de rail retiré de la mer par un plongeur. C'est tout ce qui reste du supplicié dont le corps a été largué depuis un hélicoptère sous la dictature de Pinochet. Dans les profondeurs de l'océan, il y a des centaines de blocs de métal rouillés que le juge Guzmán a ordonné de faire remonter.
C'est un film sur les disparus, les autochtones de Patagonie, les victimes du coup d'état de 1973 au Chili. De ce qu'ils furent, de leur vie et leur mort, il ne reste que ce très peu porté par l'eau, quelques débris d'écorce pour façonner un dernier canoë miniature, un bouton de nacre revenu à son destin de coquillage.« Mais nous ignorons ce que tout cela a signifié en réalité »1.
Et cependant, « Je ne peux pas m'éloigner de cette période. C'est comme si j'avais assisté, dans mon enfance, à l'incendie de ma maison et que tous mes livres de contes, mes jouets et mes bandes-dessinées avaient pris feu sous mes yeux. Je me sens comme un enfant incapable d'oublier cet incendie qui, pour moi, vient de se produire. […] C'est comme si j'étais enfermé dans de l'ambre, comme ces insectes de l'Antiquité figés pour toujours dans une goutte. »2
Notes
1De la destruction comme élément de l'histoire naturelle, W.G. Sebald, trad. Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2004, p.16.
2Patricio Guzmán, conversation avec Frederick Wiseman, publiée par l'AFCAE dans la brochure qui présente le film.
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En périphérie
- Par Nema Revi
- Le 09/09/2015
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En périphérie
Certains territoires à portée de vue restent hors du regard, dans ces zones dites périphériques, intermédiaires entre les villes et les étendues agricoles ou sylvestres, paysages incertains - Ainsi ces confins de Rome, où s'enchevêtrent « des champs, des pâturages, des bois, des zones anciennes et modernes, des chantiers, des campements, des décharges, des rivières »1 et même de petites bourgades pavillonnaires -.
Comme ce lieu, en limite de Saint-Nazaire :
On le traverse à vive allure en voiture sur une route à quatre voies, la N 171, ou « Route bleue » ainsi surnommée parce qu'elle est toute tendue vers l'horizon marin vers lequel elle conduit et ignorante du territoire douteux qu'elle éventre. Il s'étend depuis Trignac entre Montoir-de-Bretagne et Donges, dans la plaine de l'estuaire, longtemps marécageuse et encore souvent inondée qui s'ouvre sur la Brière, espace de confluences semi-rural, mité par l'urbanisation, qui s'industrialise en s'approchant du fleuve.
En venant de Nantes, depuis la nationale, on voit du côté de Montoir un balisage de lampadaires le long d'une rue qui s'éloigne autour de petites maisons serrées les unes contre les autres, puis tout d'un coup on découvre qu'elles ne sont qu'une partie d'un ensemble plus vaste et hétéroclite, un paysage en décomposition – à l'inverse des paysages composés d'une peinture, par exemple – qui fuit de partout sous le regard. Des chemins, des fossés, des barrières délimitent des îlots : prés, parcelles cultivées, parkings, habitations, friches, casses de voitures, entrepôts juxtaposés sans apprêt, comme posés dans le vide sous le ciel plat, étrangers les uns aux autre si bien que leur nécessité dans ce cadre ne s'impose pas. Leur banalité n'offre qu'une indifférence silencieuse, la monotonie des couleurs d'où s'absente, même l'été, tout ton chaud, leur ôte du pittoresque, les enveloppe d'un ennui régulier, apaisant. C'est une vision d'un grand dénuement. Quelques vaches restent à la lisière, entre l'étendue des champs et un petite zone commerciale. Il y a quelques années, les nuits de week-end, juste après les piles d'un pont routier, on apercevait, lumières flambantes, une boîte maquillée en saloon de l'Ouest américain, remplacée depuis par un autre lieu de plaisirs, à la sobriété blanche de hangar, noyée de vapeur bleu électrique en nocturne.
De l'autre côté de la route : l'horizon bordé par les installations industrielles le long de la Loire, les colonnes de la Centrale électrique de Cordemais et les torchères des raffineries de Donges. Le vaste espace intermédiaire jusqu'à la route est un pacage confus coupé d'entrepôts, de réservoirs, de lieux de stockages divers, d'entreprises artisanales, de petits conglomérats d'habitats, ternes et désertés dans la journée. Des vaches paissent sous les vents rabattant des fumées. Derrière une station service : un terrain de Grand Passage - en été des centaines de caravanes s'y rassemblent -, deux bennes à ordures, des WC mobiles. Le reste de l'année, c'est un champ boueux en bordure d'une large zone commerciale. Entre le ciel et une bretelle routière, à contre-jour : l'échafaud de béton des ruines des Forges, les hangars d'Airbus, le portique du pont roulant des Chantiers navals et, plus en avant, l'arc du pont de Saint-Nazaire.
Céder à l'énumération / juxtaposition.
Photographier.
Quelle prise de vue faire ? Dans quel cadre ? - celui de la photographie : doit-il être large ? Serré ? Celui du projet : quel est son objectif ? Son sens ? -
Photographier, c'est relever les lieux.
La photographie ne chercherait pas l'image patrimoniale, la grande Histoire - quelques centaines de Vendéens, pris entre les marais et le fleuve, se firent massacrer par les troupes de la République en 1793 -. Une histoire des traces, peut-être : le pèlerinage annuel des Nomades, les formes effondrées des Forges, les chemins vers les chantiers, les petits bars disséminés pour les aubes marécageuses vers les cales où résonnaient sous les coups de maillet les paquebots en construction, les jardins ouvriers, les cabanes faites de matériaux industriels de récupération.
L'image ne serait pas, non plus, sentimentale. Aucun souvenir personnel à attacher à ce lieu.
L'image ne prétendrait à nulle singularité. Une telle zone péri-urbaine est un paysage banal en dépit de quelques caractéristiques locales qui lui donnent une identité géographique (climatique - la qualité de la lumière -, architecturale - les toits d'ardoise au-dessus des murs au crépi beige -), les particularités régionales n'étant que des variantes au sein de ces entités interlopes en extension aux abords des villes.
Ce territoire périphérique n'est en rien insignifiant. Mais les signes qu'il livre sont enchevêtrés, brouillés. Quand bien même la photographie parviendrait à les saisir, quels signaux leur précipité sensible envoie-t-il ? Un tel paysage ne s'expose pas, ne s'impose pas non plus. Il ne pose même pas : n'étant modèle de rien, n'est rien de plus que ce qu'il est. S'il n'y a rien à voir ce n'est pas parce qu'il est vide, mais parce que son plein au contraire insiste dans l'espace, presque un trop-plein, un entassement d'objets juxtaposés au hasard de leur surgissement, sans souci d'un ordre ou d'une organisation préétablie. Cette présence insistante se fait d'autant plus opaque qu'elle est renfermée sur son immanence et ne prétend à rien d'autre, règne de l'évidence – au contraire, lorsqu'il y a quelque chose à voir, c'est toujours autre chose que l'évidence -.
Ce qu'il faudrait, c'est attendre, observer longtemps, laisser venir pour, peut-être, capter peu à peu les relations à l'intérieur de ces espaces, qui les font habitables, les déplacements des êtres et des objets qu'ils portent, le mouvement des choses. Ceux qui vivent là, semi-ruraux, ouvriers, nomades, ont aménagé le lieu, l'ont accordé à leurs besoins, s'y logent, s'y lovent.
Le ciel, le train et les voitures sur la quatre voies ne font que passer.
1Sacro Romano GRA, de Nicolo Bassetti et Sapo Mateucci, trad. De l'italien par Louise Boudonnat, La Fosse aux ours, 2015. Le Matricule des Anges n°164, de juin 2015, lui consacre sa 4eme de couverture.
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Présences dormantes
- Par Nema Revi
- Le 14/08/2015
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Restent les noms.
Et le pouvoir, en les prononçant, de faire lever des ombres, de rappeler puisque « rappeler ou raconter c'est alors faire exister à nos côtés, dans ce temps obscur et passager que nous nommons le présent, quelque chose de la mort et de l'absence qui serait présence. »1
« Bien que parfois [les outils de jadis] ne coupent plus ou perdent leur manche, toutes fonctions mêlées, ils sont toujours disponibles pour qui veut prononcer, même intérieurement, leur nom et s'en saisir. »2 (p.9)
- Convocation. Comme au début d'une représentation de théâtre nô japonais.
« Si fantômes il y a, ils sont vivants et actifs quand nous les appelons. »3
« Je vais au bûcher en me levant. Un matin très tôt j'y ai vu la queue sombre d'une fouine qui visite nos greniers et ne dissimule plus les coquilles d'œufs de poule qu'elle vide entre les tas de bois. Margotin selon Littré désignait autrefois un fagot de menues branches pour allumer le feu, c'est ici le nom de la belette à cause de son goût pour se loger sous le fagotier des fermes. Elle y est près de la basse-cour. Les encyclopédies assurent que l'herminette, une hache dont le fil est perpendiculaire au manche et le fer recourbé, doit son appellation à quelque ressemblance avec le nez de l'hermine. Est-ce enchantement si les noms des outils à bois tirent après eux l'hiver et font sortir, comme en frappant sur un arbre creux, ceux des bêtes à fourrure ? »4
- Rappel de « présences dormantes »5, nos doubles qui se lèvent sur la rive embrumée de nos mémoires.
« Si bataille il y eut, nous la jouons avec notre corps en la rappelant »6, risque que « désignait parfaitement le vieux mot de geste, une sorte de poème action capable d'activer la mémoire de tous. »7
« Les outils cependant sont encore habillés de gestes, qui se figent. Si des mots essayent d'en cerner le contour, il faut les laisser errer, fouiller en nous jusqu'à ce besoin profond de l'homme qui, ayant fait pénétrer du bois dans la terre et du fer dans le bois, n'a cessé de battre la matière, à pleins bras. »8
Les noms de jadis prononcés, nous sommes « rappelés à nous-mêmes à leur convocation. »9
« Ce ne serait que mots si n'apparaissait pas alors quelque chose de cette existence-là sur les visages. »10
Fabuleuse intuition de Victor Segalen qui ouvre ses Immémoriaux par l'énumération des noms d'ancêtres, généalogie soudain boiteuse lorsque le récitant se trouble et perd la mémoire des parlers originels, avant que le peuple Maori tout entier n'oublie ses coutumes et ses dieux.
« Réciter et raconter, au Moyen Âge, signifiait trouver et inventer ce que l'on cherchait du passé, de l'histoire. Il s'agissait de se déporter dans le passé vivant de la parole et de la danse. Passer outre. Transformer nos liens. Agir sur le passé comme sur le présent. Le lointain devenait si proche, le passé immémorial devenait jeune et familier. Et notre présent insaisissable se dilatait, s'approfondissait.
[…] Dans cette conception du récit, le passé n'existe que vivant dans le poème. Il n'a pas d'autre existence que chantée et récitée. Et en ce sens, il n'y a de présent que rappelé à ce passé vivant dans la parole actée. »11
1Rappeler Roland, Frédéric Boyer, P.O.L, 2012, p.300.
2Inventaire des outils à main dans une ferme, Jean-Loup Trassard, Le Temps qu'il fait, 1995.
3Rappeler Roland, p.294.
4Inventaire des outils à main dans une ferme, p.25.
5Rappeler Roland, p.282.
6Rappeler Roland, p.294.
7Rappeler Roland, p.300.
8Inventaire des outils à main dans une ferme, p.45.
9Rappeler Roland, p.301.
10Aller d'amont, Pascal Commère, Éd. Vrigile, 2004, p.33.
11Rappeler Roland, pp.303 à 306.
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Nostalgie de la lumière
- Par Nema Revi
- Le 05/12/2014
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C'est le titre d'un film de Patricio Guzman (2010), classé "documentaire", et de fait inclassable tant sa singularité poétique vous laisse plus bouleversé que savant lorsque l'écran noir de la fin apparaît.
Dans le désert d'Atacama au Chili, à trois mille mètres d'altitude, la lumière est limpide et pure. L'observation des étoiles par les astrophysiciens croise là les fouilles d'un sol brûlé de soleil par des femmes en deuil. Les premiers sont à la recherche de l'histoire du cosmos, les secondes en quête des corps de disparus pendant la dictature de Pinochet. Le film est hanté par la mémoire, celle de la naissance des mondes, celle des violences et des massacres.
La terre pulvérulente s'enroule autour des ruines d'un cimetière et d'un ancien village de mineurs devenu un camp de travail pendant la répression. Un rescapé, architecte, pendant son emprisonnement, mesurait en marchant les bâtiments et les cours ; la nuit venue, il dessinait les plans. Puis il déchirait la feuille de papier et en jetait les mille morceaux. Ainsi, il a gardé la mémoire des lieux et les a retracés fidèlement à sa libération. C'est à proximité de ce camp, mais aussi partout ailleurs dans le désert, que les camions venaient apporter les cadavres de ceux qui avaient été torturés, exécutés. Ensuite exhumés à la hâte, ils ont été emportés encore plus loin, on ne sait où. Restent ça et là des fragments osseux que recueillent les femmes. Sous le sable, il y a aussi les corps momifiés d'hommes très anciens en route vers l'Océan. Les savants découvrent dans la poussière astrale des traces de calcium, le même que celui contenu dans les os brisés dispersés dans le désert.
Le fil conducteur du film est la lumière, celle qui baigne les souvenirs d'enfance dans un Chili heureux, avant la dictature, celle des étoiles, celle, transparente, du ciel d'Atacama, celle aussi du regard d'une toute jeune femme, fille de disparus, qui, son bébé dans les bras, inscrit son histoire terrible et déchirante dans l'histoire cosmique, dans les cycles des destructions et des renaissances.
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Personne
- Par Nema Revi
- Le 17/09/2014
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"Personne dévêt [l'homme] de toute image"
Voilà ce que dit Valère Novarina (1).
Effet libérateur de cette petite phrase. Quand le Nouveau roman annonçait la mort du personnage, il faisait résonner son deuil avec des accents post humanistes qui brouillaient la vigueur de la charge : "Mettre un terme au répertoriage, au coloriage, au quadrillage et à l'incarcération, à la numéri-visibili-fication à l'alphabêtisation de l'homme", comme le veut Novarina. Dévêtir l'homme de l'image de soi.
Oui, Déreprésenter : car chaque fois que l'on individualise (identité, marqueurs sociaux, profil psychologique), la tentation de l'illusion réaliste engendre le clonage, le stéréotype n'est pas loin, la quête éperdue de l'approbation reconnaissante ouvre à tous les compromis.
À l'opposé, "Personne est l'un des mots de notre langue qui s'ouvrent et s'offrent vides. Personne est tout le contraire d'individu, qui est cadastral, matériel et propriétaire. [...] N'importe lequel d'entre nous est plus ouvert que le nom qui le désigne."
Ce "personne", cet homme évidé désindividué que Novarina appelle de ses voeux chemine idéalement en même temps qu'une écriture enfin débarrassée des circonlucutions de l'ego : le prototype pourrait être K., le héros de Kafka, écrivain qui a su porter son style jusqu'à l'impersonnel, jusqu'à une abstraction. Le récit tire les ficelles de marionnettes à la manière des automates dont parle Kleist. Cette épure touche d'emblée à l'universalité.
_ Parce que, dit Novarina, cela permet de "retrouver au plus profond de nous le libre jeu du langage. Jeu comme on dit que deux pièces mal ajustées ont de l'espace, du vide entre elles. Retrouver la syntaxe du vide - l'air, le souffle qui est en nous comme au fond de toute matière."
L'écriture capte dans ce qui survient, au plus près des pulsions qui l'émeuvent, dans la signifiance, l'apparition du texte qui vient donner un corps de lettres à ses personnages.
Voilà pourquoi il est devenu si difficile d'écrire et de lire des romans aujourd'hui. Bien sûr, des tas de gens le font, et même avec un certain succès, un succès certain. Mais ce jeu apparaît sans enjeu, divertissement dont l'intérêt tient souvent au sujet (à la question de société, au drame humain...) traité. On compatit, on s'attendrit, avec empathie et psychologie, bref : on s'y retrouve. Alors que ce qui emporte, bouleverse, déchire, ce sont ces forces à l'oeuvre hors sujet individué, qui palpitent au rythme du monde.
(1) Valère Novarina, "Une pierre vide", in Observez les logaèdres, P.O.L, 2014.
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Sentiers de neige
- Par Nema Revi
- Le 11/09/2014
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Cet extrait de Autres journées, de Philippe Jaccottet (Fata Morgana, 1987), découvert aujourd'hui :
"La Lettera amorosa de Monteverdi : altrogià non son io di vostra beltà preda e trofeo, et ces "sentiers de neige" de la fin que j'entends toujours comme, non pas la métaphore précieuse de la peau blanche, (encore que cette image-là reste confusément à l'arrière-plan pour enrichir encore l'émotion), mais la chose réelle qu'ils disent et qui se trouve être, en dehors de toute métaphore, l'énoncé le plus chargé de sens, et de rêve.
Les étincelles, le labyrinthe, la forêt des cheveux." (p. 84)
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Le montage
- Par Nema Revi
- Le 31/08/2014
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Lecture de L'Instant et son ombre de Jean-Christophe Bailly (Seuil, 2008)
À partir de l'une des planches du Pencil of nature de W.H. Fox Talbot, "La Meule de foin" (1844), Jean-Christophe Bailly interroge l'apparition de l'image, ce qui se dépose à l'instant de la prise photographique. Il confronte cette planche aux images de l'homme soufflé apparu sur un mur d'Hiroshima au moment de l'explosion de la bombe. Il ne s'agit pas, note-t-il, d'une "association" d'ordre thématique, par exemple (les deux images montrent une échelle et son ombre portée), mais d'un "montage", bien que le rapprochement se soit imposé à la pensée de façon involontaire. Bailly propose de revenir au modèle décrit par Aby Warburg dans son projet d'un "atlas en images", Mnemosyne : "Le fait que chaque image soit potentiellement le recel d'une autre, le fait que l'univers de ces fixes que sont les images soit en permanence tramé et au fond tenu par une connectibilité latente, et donc par une mobilité constante, ce sont là les vecteurs de relance de l'histoire des formes d'une grande puissance de rayonnement. [...] Le montage découpe une histoire interne des images qui surfe librement sur la chronologie [...] pure activité qui, par des sortes de jets obliques, établit une possibilité infinie d'évasion." (pp.124-125)
Georges Didi-Huberman a écrit une étude complète (1) sur la démarche de Warburg. Il a aussi réalisé, avec Arno Gisinger, au Palais de Tokyo une installation (2) autour d'une planche de l'atlas Mnemosyne : Nouvelles histoires de fantômes. Des images et extraits de films sont projetés au sol et sur les murs comme une immense fresque mobile autour du thème de la lamentation funèbre. Le propos de Jean-Christophe Bailly pourrait décrire ce que montre cette installation : "Le chemin conducteur de la pensée se produit simultanément comme flux et comme articulation. [...] Au sein du flux continu-discontinu et conscient-inconscient du penser, c'est comme si chaque image de la bande passante avait la capacité de s'arrêter, et comme si chacun de ces arrêts sur image avait le pouvoir de faire repartir le film en en ayant infléchi le cours." (p.123)
Tout le parcours des installations d'Anne et Patrick Poirier à Nantes, Curiositas, est ce flux-articulation qui ouvre des passages.
Remarque de Bailly : "Bien entendu, il ne s'agit pas de nier l'énergie avec laquelle une histoire (celle-là qu'on appellerait l'histoire) se construit de façon malgré tout objective, la question est seulement de libérer, à côté d'elle, la puissance germinative de ces rapports latents que l'histoire effective-effectuée ne recouvre jamais entièrement." (p.125)
Ce travail du montage à l'oeuvre dans l'écriture chez Claude Simon.
(1)L'Image survenante. Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg (Minuit, 2002)
(2) à voir jusqu'au 7 septembre 2014
Photos de l'installation Nouvelles histoires de fantômes
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Bill Viola
- Par Nema Revi
- Le 08/07/2014
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Exposition BILL VIOLA au Grand Palais, à Paris (5 mars-21 juillet 2014)
En immersion plusieurs heures dans l'exposition. Il faudra du temps pour comprendre ce qu'elles ont touché, ébranlé. Quelque chose a été ouvert, mais quoi ?
Les images, très belles, des vidéos bouleversent, les scènes, les histoires qu'elles inspirent par leur mystère même sont incertaines, troublantes. On reste là à contempler, dans la rumeur du vent,dans un rêve éveillé, dans une eau profonde et scintillante qui se métamorphose en crue soudaine, dans une brume, dans un brasier éblouissant qui se fond en un bleu gagné par le noir. Chaque vidéo est une méditation par les questions qu'elle suggère, rien n'est résolu, reste la lumière, l'éclat de la lumière, et la nuit.
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Dans le catalogue, édité par la RMN et Le Grand Palais, il y a ces propos de Bill Viola :
"[...] l'instant présent est en réalité un monde vaste et complexe, où le temps et l'espace ne sont pas ce que l'on croit. Les univers micro et macro deviennent interchangeables ; ils peuvent paraître aussi lourds qu'un bloc de pierre ou aussi légers que l'air. L'expérience étire et distend le temps ; elle montre qu'une symphonie peut durer une vie entière, ou être aussi brève que le regard fugitif échangé avec un inconnu, et pourtant les deux font partie de la vie et de ses transformations. Dans l'univers, il n'y a pas qu'une seule vitesse de vie. Tout est flux." p. 29.
Et ceci encore au sujet du son et de la réverbération sonore dont B. Viola a découvert le phénomène qu'il appréhende comme une "architecture accoustique" :
" [...] il existe un contenu sonore, une seule note essentielle ou une fréquence latente dans tous les espaces, j'ai pensé que j'avais trouvé un lien vital entre le non-vu et le vu, entre un phénomène intérieur abstrait et le monde matériel extérieur. C'était le pont dont j'avais besoin [...] j'ai alors utilisé ma caméra comme un genre de micro visuel et j'ai également pensé à enregistrer des champs et non plus des points de vue. J'ai pris conscience que tout était un intérieur." p.155.
Écrire ainsi, avec des vitesses variables dans un présent démultiplié, déplié, et en modifiant des champs, et non des points de vue...
The Veiling Three Women
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Des abeilles
- Par Nema Revi
- Le 20/05/2014
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Dimanche, c'était la journée de L'Art prend l'air en Loire-Atlantique, une journée où les artistes ouvrent leur atelier au public. Je suis passée voir le travail en cours d'Hélène Benzacar qui prépare une exposition pour Art et Chapelles en Anjou, du 28 juin au 24 août, intitulée Prénom Marie. C'est une série de neuf photographies de femmes qui portent toutes un prénom biblique. Installées dans une chapelle à Saint-Jean-des-Mauvrets près d'Angers, ces images seront comme autant d'ex-voto. Une particularité : une abeille est présente sur chaque photo, posée sur le bras, l'épaule, la chevelure des femmes.
Belle coïncidence : on vient de m'offrir un ravissant petit livre à la couverture de cuir tiède et brune comme un gâteau de miel, L'Histoire et l'éducation des abeilles, par Jean-Baptiste Joachim Gervais, à Aix, de l'Imprimerie de Prosper Mouret, l'an 3eme de la République française. Le papier est gauffré et les caractères anciens. On y trouve tous les conseils utiles pour rétablir en France l'apiculture que le sucre des Amériques a concurrencé. L'incipit ne serait pas désavoué par Bernardin de Saint-Pierre : "La puissance et la bonté de l'Être suprême se manifestent d'une manière très sensible chez les abeilles."
Je ne résiste pas au plaisir de recopier un extrait :
"Excepté la saison des grandes chaleurs que ces insectes laborieux vont aux champs à la première clarté du jour, il y en a constamment deux des plus expérimentées qui sortent plusieurs fois le matin en silence et rentrent vite de même, si l'air est encore trop vif. Mais lorsqu'elles reconnaissent que la température est d'environ huit degrés au-dessus de la glace, une de ces observatrices retourne dans la ruche où règne le silence pendant les premières heures du jour de l'automne et de l'hiver. Par le bruit qu'elle y fait, elle annonce qu'on peut aller à la récolte. Peu après cet avertissement, on voit ces dociles ouvrières sortir des issues et se répandre dans la campagne. Au printemps, y ayant dans la ruche un trop grand bruit pour que le bourdonnement d'une abeille puisse se faire entendre, l'observatrice rend un son aigu et perçant, semblable à celui d'une de ces petites trompettes de bois dont les enfants se servent." (pp. 19-20)
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"Régénérer l'écriture"
- Par Nema Revi
- Le 18/04/2014
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Encore une rencontre stimulante dans Le Matricule des Anges n°152 de ce mois d'avril avec Emmanuel Adely :
Une attaque en règle contre le "roman traditionnel" : "Ce modèle m'apparaît caduc. Mort. De l'ordre du devoir de lycée qu'on peut répéter à l'infini. L'histoire d'un narrateur, d'un personnage, d'un couple etc., avec un début, un milieu, une fin. Ça commence au premier mot, ça se termine au point final. Ça raconte quoi ? Ça doit dire quoi ? À la charnière du millénaire, en grande partie on continue de raconter des histoires comme au XIXe siècle [...]. Une formolisation de la langue."
Une perspective affirmée : "[l'écrivain] a le devoir de régénérer l'écriture, c'est-à-dire la pensée. Dans le fond et dans la forme."
"[...] Ce que je reconnais, c'est l'écriture, ce qu'elle dit, ce qu'elle dévoile. C'est ce qu'elle m'offre de lecture du monde dans lequel je suis."
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"Entre chien et loup jetés"
- Par Nema Revi
- Le 31/03/2014
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À voir absolument, un film : Au bord du monde, de Claus Drexel.
Beaucoup plus qu'un documentaire sur les sans-abri de Paris. "Je voulais leur donner la parole, tout simplement", dit C. Drexel.
Il a su le faire, il a su écouter et faire écouter cette parole à laquelle la beauté des images (Sylvain Leser) de Paris nocturne - de l'or liquide - crée un écrin somptueux et mortifère. Cette munificence est aussi la couleur de la couverture du survie enroulée autour de Christine, une femme assise contre la grille du Jardin des plantes, sous la neige. Elle attend, une attente sans objet. La caméra est posée - plans fixes - , à la rencontre des gens, attentive, elle regarde, elle les regarde. Ils parlent.
[...] ainsi vont-ils, n'ayant pas su grandir - dérisoires, leurs battues hasardeuses dans les territoires du dehors ? c'est qu'ils vont pour s'arracher du monde qui vacille dès les premières heures, là-bas volent dans leur sommeil au-dessus des toits, sur le vert éteint des haies, par les limites irrégulières entre les pâtures gelées, traversent les champs du ciel jusqu'aux branches nues, leur rage jamais consumée, il faut bien poser les pieds quelque part sous peine de, hâtivement défaire ses paquets au bord des maïs coupés, quand d'autres remuent leur soupe derrière les vitres, sous une lampe basse, que le brouillard escamote derrière les dernières maisons
Marie-Laure Zoss, Entre chien et loup jetés, Cheyne Éditeur, 2008, p.21
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Écrire une nouvelle
- Par Nema Revi
- Le 19/03/2014
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Sous le titre "Lointains d'Octobre" un chapitre du livre de Jean-Christophe Bailly Panoramiques (Christian Bourgois, 2000) traite de l'événement historique et le distingue, de l'événement reconstitué dans le récit de l'Histoire car "l'Histoire et la science historique n'ont de sens qu'à relier faits et symptômes dans des séries complexes de causalités et d'enchaînements, autrement dit à remettre en forme le texte immense où l'événement vient briller." (p.136) alors que l'événement lui-même (historique ou pas) sur lequel s'arrête l'auteur flotte hors de cette mise en forme : "L'événement, lui, dans son événement, brille hors de ce qui a pu le conduire ou le former, il brille comme ce qui échappe à l'emprise de la causalité, comme ce qui s'en dégage pour produire un sens exubérant et souverain." (p.137)
J-C. Bailly montre ensuite comment Eisenstein est confronté à cette question de l'événement lorsqu'il réalise le film Octobre en 1927 en répondant à une commande de commémoration et, en même temps, en "cherchant, avec des images, à rejoindre, non le récit de l'événement, mais la violence de ce qui en lui est césure, insurrection de la césure" (p.142).
La littérature aussi s'empare de l'événement flottant, irréductible , en quelque sorte intemporel puisqu'il ne cesse d'arriver dans les la constellation d'images (de mots, de figures) où il fait sens et elle résiste afin de ne pas se dissoudre dans l'histoire de l'événement. Par là une nouvelle ou un roman sont bien différents d'un récit historique. C'est donc réducteur de ne s'intéresser qu'à l'agencement des actions, à l'habileté de la chute d'une nouvelle. Ce sont les résonances du texte qu'il faut écouter surtout. Voir ce que dit Claude Simon dans Quatre conférences (Minuit, 2012) : Dans la première conférence, "Le poisson-cathédrale", il montre à partir d'un exemple choisi dans La Recherche du temps perdu que "la description travaille, agit" et n'est pas un élément "inerte du récit, parasitaire". C'est une expérience que chaque lecteur a pu faire : une image, une figure en un point creuse le texte, ouvre une énigme en lui, qui déborde l'histoire de l'événement. Cette irruption poétique, au sens fort du terme, est celle de l'événement dans son intensité, déchaîné des causes et des conséquences. C'est ainsi que dans les romans de C. Simon le cavalier fauché par la balle du soldat allemand ne cesse de basculer de son cheval, figure diffractée sous différentes formes que ne cesse de questionner le narrateur.
Ma difficulté à écrire une nouvelle suivant la définition du genre : je répugne à raconter des actions les unes à la suite des autres. À l'origine de la nouvelle, il y a une émotion, forte, suscitée par un fait porté par une image mentale d'un lieu, d'une scène. L'événement, comme irruption singulière d'un tout autre, est là. Il faut chercher à faire rayonner cette image, avec des mots, pour déplier l'événement, mais je n'ai pas le fil qui permettrait de dérouler une histoire. Parfois, je ne sais même pas clairement ce qui est arrivé. C'est en quêtant des traces dans ce qui s'élabore par l'écriture que je trouve les signes de l'événement et que je le décrypte. Le texte terminé, on peut toujours retrouver la trame de l'histoire (dire ce qui s'est passé), mais son sens est donné par ces quelques images qui livrent autre chose qui ne cesse d'arriver par elles : une émotion, une rupture, une angoisse, une lumière...
Un premier point est d'appréhender l'événement, un deuxième est de comprendre la contradiction qu'il y a à raconter une histoire et à préserver la singularité sauvage de l'événement, mais le troisième point est d'écrire tout de même.
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Le travail d'écrire
- Par Nema Revi
- Le 12/03/2014
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Julia Kerninon est la jeune auteur d'un premier roman revigorant, Buvard (Éditions du Rouergue). Le Matricule des Anges n°150 de février 2014 lui consacre un entretien où elle déclare :
"Dans la réalité, pour écrire, il faut le faire. Pour écrire il faut lire, se dégager du temps, se poser des questions, supporter de rester assis des heures, accepter que le temps passé à écrire ne pourra pas être passé à autre chose, accepter la critique, travailler sa mémoire, corriger, relire, redécouper, apprendre, résister, tenir la longueur, observer."
Dans Buvard, elle veut "représenter l'écriture comme un travail, trivial, réel, physique."
L'écriture qui commence non dans l'effort sur le pouvoir dire, sur le savoir exprimer, mais dans l'impouvoir du dire.
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La nuit des mots
- Par Nema Revi
- Le 28/02/2014
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Dans un merveilleux ouvrage paru sous le titre Trait fragile (Éditions Le Cadran ligné, 2013), Pierre Bergougnioux accompagne les dessins de Jean-Pierre Bréchet par un texte qui se termine sur ce constat :
"Les traits tardifs de Jean-Pierre Bréchet s'apparentent aux signes naturels, aux traces que les bêtes apposent, malgré elles, à la surface du sol, dans la poussière, sur la neige, et que les hordes primitives lisaient comme nous, aujourd'hui, les caractères imprimés, les textes qui défilent sur l'écran des ordinateurs." (p.26)
Il faut regarder longuement ces dessins, ces tracés rugueux, répétitifs, "fragiles".
Comment ne pas chercher alors dans nos mots comme une trace ou un écho du signe archaïque qu'ils ont été, qui conservait encore comme l'empreinte des choses qu'ils désignaient ? Ou peut-être seulement un bord obscur par où chacun touche à la nuit ancienne du langage ?
Comment ne pas se souvenir du livre Les Oiseaux de Tarjei Vesaas ? (Article : Les Oiseaux de Tarjei Vesaas)
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Privé de livres
- Par Nema Revi
- Le 27/02/2014
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Varlam Chalamov a raconté dans un petit ouvrage intitulé Mes bibliothèques (publié aux Éditions Interférences en 1992) combien il avait été privé de livres dans les camps du Goulag, mais ce qu'il souligne de plus terrible est l'oubli des livres dont le désir a été tué : "Nous avions oublié les livres. Il n'y avait pas de place pour eux dans nos pensées, ni dans notre lexique d'une vingtaine de mots - "lever", "travail", "repas", "pic", "pelle", "escorte", "réparatiteur", "gardien", etc. Le mot "livre" nous semblait inconnu, peut-être même n'avait-il jamais existé [...]." Ainsi s'imposent un état totalitaire et le régne de la pensée unique. Lorsque qu'un jour le prisonnier trouve par hasard un livre, il se rend compte qu'il ne sait plus lire, les mots qu'il déchiffre ne font plus sens.
Il lui faudra attendre plusieurs années pour retrouver le goût de lire. Et alors Chalamov remarque : "Les livres me sont revenus avant les femmes - ils ont été plus forts qu'elles."
À lire aussi le billet : La Première Bibliothèque Ouvrière Municipale
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"Rappeler Roland"
- Par Nema Revi
- Le 10/02/2014
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Extrait :
"Et moi comme voyou de mille ans je dois faire un effort pour déménager dans le temps : Rappeler Roland parmi les coeurs saignants de ces jeunes gens. Qui dans la lutte et les combats sont perdants. Et dire avec eux les malheureux : Oh se battre rend heureux même si la défaite est totale."
Rappeler Roland. Rappeler Roland ; Chanson de Roland ; Cahier Roland, de Frédéric Boyer, POL, 2013
De ce texte en triptyque, magnifique, hardi, déchirant, la Compagnie de Reims a fait un spectacle mis en scène par Ludovic Lagarde et joué par Pierre Baux. C'est si beau que cela me suit depuis hier où je l'ai vu à Lorient.
Le texte de F. Boyer se prête à ce monologue hanté où la voix de l'acteur convoque le guerrier Roland sur la scène pour confronter encore sa jeunesse et sa fougue à la merveilleuse et terrible bataille. Combat au corps à corps et cérémonie tragique. La magie surgit du frottement de la jeune langue du XIIe siècle heurtée par une autre qui la rappelle. La scène est dans la pénombre. Le prodigieux guerrier rappelé a la fragilité d'un homme et la beauté d'un loup. La cruauté gaie et la violence de ces jeunes vies rayonnent de noirceur, rayonnent de douceur aussi : "Mes amis, mes amis...", et l'on ne peut s'empêcher d'entendre là résonner le cri qui donne son titre à un autre texte de F. Boyer.
De ce poème on se souvient aussi, en rappel : "Jamais nous n'atteindrons ce que nous sommes/ Étant devenu ce que l'on / Est en perdant ce que nous étions/ Comme la vie perd son nom qu'elle / Ne mérite que tous le temps que nous sommes en vie ".
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Blues de l'apprenti écrivain
- Par Nema Revi
- Le 03/02/2014
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Il suffirait de raconter une histoire.
Ce ne sont pas les histoires qui manquent.
Mais à peine es-tu installé devant ton clavier avec ton histoire dans la tête, qu'elle s'échappe. La première ligne qui court sur l'écran lui coupe le souffle. Elle reste sans voix, il faut recommencer. Après plusieurs faux départs de la sorte, il arrive que tu diffères l'épreuve. Mais parfois, de ces mots qui défilent, un narrateur s'extrait et, d'autorité, s'impose. Tu reprends confiance et t'apprêtes à lui déléguer lâchement la direction des opérations. S'il se trouve être aussi le personnage principal de l'histoire, cette ruse a quelque chance de fonctionner, mais si ce n'est pas le cas - et, très souvent, ce n'est pas le cas, bien entendu- tu vas devoir régler les relations entre ce narrateur sorti de ton chapeau et ce personnage au coeur de l'histoire. Quand je dis "régler", c'est qu'il s'agit de mécanique de précision, de distance à mesurer, de vitesse à calculer. Non, je ne vais pas te faire le coup de l'empathie, de la sympathie, de la froideur ou de l'indifférence, n'empêche que le lecteur y sentira tout cela, alors qu'au fond ce n'est qu'affaire de calcul millimétré.
Enfin voici le dispositif au point. En es-tu si sûr ? Tu écris, et dès le deuxième paragraphe, le duo perd son accord. Ta vigilance a baissé la garde, ou bien d'autres personnages se sont introduits, te voilà chef de choeur improvisé, et l'improvisation n'est pas ton fort. Reprends tout cela. Écoute bien ce qui se passe.
Tu t'acharnes une semaine durant, tu refuses toutes les distractions, sorties, coups de téléphone. Tu écoutes tes voix, comme Jeanne d'Arc, oui, tout à fait, mais elle écrivait le roman national, tu n'as tout de même pas cette prétention ?
Attention, à force d'entendre des voix, n'oublie pas qu'elles doivent s'incarner, sinon personne n'y croira. Souviens-toi de Jeanne d'Arc, l'histoire finit très mal.
Enfin voici six pages déroulées jusqu'au point final. Final ? À peine as-tu relu que tu prends la mesure de ta naïveté. La composition d'ensemble ne tient pas. Heureusement, grâce au traitement de texte, tu peux essayer plusieurs montages. Ton texte est un puzzle qui doit former un récit, le plus convaincant possible. L'émotion, le suspense, ça te révolte, tu n'es pas un écrivaillon de romans-feuilletons ! Allons, souviens-toi de nuits passées à lire avec la lampe de poche sous tes couvertures... vas-tu maintenant mépriser le lecteur ? Et puis quoi encore ? cet échafaudage bancal te satisfait ? Recommence, l'architecture doit être forte.
Quand tu estimes que l'édifice tient, tu dois encore impitoyablement traquer tout ce qui en altère la lisibilité, toutes les fioritures que tu trouvais peut-être si réussies, ces complaisances qui amollissent les lignes.
Non, là, c'est fini, tu ne veux plus y toucher.
Prêt pour la nouvelle suivante ?
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Ecrire, faire voir / Claude Simon
- Par Nema Revi
- Le 09/12/2013
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Associée à l'exposition des archives de Claude Simon dans la bibliothèque du Centre Pompidou, il y a dans la Galerie d'Art contemporain, au 4e étage, une présentation de photographies prises par Claude Simon.
L'une d'elles montre une tombe dont la pierre est gagnée par la végétation, la stèle érodée par le temps est une femme nue tronquée à mi-corps qui émerge d'un enlacement de de lianes. Je l'avais déjà vue, me dis-je, sans doute parmi les illustrations de la biographie que Mireille Calle-Gruber (Seuil, 2011) a consacrée à l'auteur, ou dans un magazine de littérature. Bien que le cartel soit des plus vagues, je reconnais le tombeau décrit dans Les Géorgiques, celui de l'épouse chérie du Général Jean-Pierre Lacombe Saint-Michel, l'ancêtre de Claude Simon. Si ce motif de la tombe, au fond du parc, de la jeune morte bien-aimée me touche, c'est que je lui associe le fantôme de la première femme de Claude Simon, la jeune suicidée. C'est elle, cette Eurydice, "cette femme adorée ensevelie dans le néant depuis si longtemps et dont le souvenir après vingt ans me déchire le coeur", comme l'écrit le Général (Les Géorgiques, Minuit 2006, p.76). Sa silhouette traverse les livres de Claude Simon, apparaissant disparaissant.
Mais nulle part dans mes documents, je ne trouve trace de cette photographie. Je reprends alors Les Géorgiques. Telle est la force de l'écriture. Peut-être n'y at-il jamais eu de photographie. L'image est dans le texte, dans la description qui fait voir le tombeau :
"... cherchant instinctivement des yeux l'autre pierre qui aurait dû se trouver là, l'autre monument (car on n'aurait pas dit une tombe, du moins comme on est habitué à les voir : il n'y a pas de croix, pas d'ange ni de chérubin enpleurs : on aurait plutôt dit une fontaine, ou plutôt une de ces sépultures profanes de l'antiquité, quelque chose d'austère, de classique, comme ces autels pompéiens consacrés à quelque dieu lare ou à Vénus, la pierre verticale où se devinait l'épitaphe surmontée d'un fronton triangulaire où, sous l'auvent de la corniche fêlée, se lisait seulement une date, quatre chiffres : 1, 7, 9 et 0, et rien d'autre), [...]" pp.167-168.
Je trouve sur internet, chez un libraire de livres d'occasion, un exemplaire de Claude Simon, Photographies, avec une préface de Denis Roche, édité par Maeght (1992). L'image que je cherche est là, page 113. Elle est intitulée "Plante grimpante". Le lierre dans l'Antiquité est symbole d'éternité. Dans sa préface, au titre magnifique, "De la ténèbre inverse", Denis Roche rappelle qu'Orphée "traversa Les Géorgiques" et que "depuis l'autre rive de la surface, il tourne légèrement la tête et, dans un feint étourdissement, il regarde l'envers des choses qu'on appelle Eurydice."
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Claude Simon / Pierre Huyghe, chaos et labyrinthe
- Par Nema Revi
- Le 06/12/2013
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A la bibliothèque du Centre Pompidou, une exposition : Claude Simon, l'inépuisable chaos du monde.
Peut-on parler de points communs avec la rétrospective de l'oeuvre de Pierre Huyghe, dans un autre espace du Centre Pompidou au même moment ?
Une différence à noter d'emblée : Claude Simon presse dans ses romans un matériau autobiographique, souvenirs, archives familiales, correspondances, absent du travail de Pierre Huyghe.
Cependant, dans les deux oeuvres, un refus de tout réalisme, affirmé non comme un principe esthétique mais comme regard sur le monde et la vie. Ce refus se traduit par une composition labyrinthique de l'oeuvre qui permet de se libérer du temps linéaire chronologique et par là du principe de causalité (la fameuse "motivation" romanesque mise à mal par Claude Simon), l'émergence de ce que Claude Simon lui-même appelle "une architecture purement sensorielle" (1) où des éléments appartenant à des strates temporelles hétérogènes coexistent "en interaction constante", mettant à mal la domination du sens. De son côté, Pierre Huyghe souligne : "Il n'y a pas un savoir, un discours qui prédomine, il n'y a pas un ordre mais des hétérotypies, des rythmes particuliers, pas de mise en scène ni de programme.", et encore : "Je cherche à intensifier la présence de ce qui est." (2).
Ce déploiement des événements dans un présent intemporel porté par la composition et par la grammaire du texte (les participes présents, par exemple) dans les romans de Claude Simon a pour pendant les effets d'échos dans le parcours de la rétrospective de Pierre Huyghe, ou encore l'interrogation qu'il porte sur les transformations en cours du vivant greffé sur l'inerte dans plusieurs oeuvres (le motif de la métamorphose in progress se retrouve plusieurs fois, l'usage de la vidéo ou les effets de lumière participent de ce questionnement).
Dans Télérama n°3329 du 30/10/2013, Olivier Cena s'en prenait àPierre Huyghe, lui reprochant d'user du procédé du storytelling, détourné du marketing commercial et politique et utilisé à des fins de séduction sentimentale afin de promouvoir des oeuvres banales et pauvres de sens. Mais n'est-ce pas à une entreprise tout autre et bien éloignée du récit traditionnel que nous confrontent C. Simon et P. Huyghe ? - la découverte que les récits et les identités foisonnent ENTRE réalité et fiction, car "le sens n'a pas de fin. Il est une relation qui produit du sens [...], il le transforme et le matérialise.", comme l'écrit Bernard Noël dans son ouvrage sur Magritte (cité par Lucien Dallenbach dans la postface à La Route des Flandres de C. Simon (Minuit, 1987).
(1) Claude Simon, interview avec Claude Sarraute, Le Monde, 8/10/1960 (cité par L. Dallenbach dans la postface à La Route des Flandres)
(2) Pierre Huyghe, interview par R. Storr, Art Press, octobre 2013.
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Une balle perdue
- Par Nema Revi
- Le 17/11/2013
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Pour celui qui l'écrit, un texte répond à une impulsion profonde, parfois inconnue, non reconnue, mais suffisamment forte. Il s'y joue quelque chose. Qui n'est pas le sens du texte (c'est à dire ce qu'une lecture ou une interprétation va découvrir). Et pour le lecteur, à son tour, il peut y avoir dans un texte un enjeu qui le retient,différent de celui que l'auteur a pressenti.
Jean-Noël Pancrazi était présent à Meeting 11 à Saint-Nazaire hier. Il a parlé de son livre La Montagne (qui vient de sortir en folio chez Gallimard). Je me suis souvenue du choc éprouvé en découvrant ce texte sur France-Culture. Cette fois, j'ai acheté le livre et l'ai lu aussitôt. L'histoire que raconte Pancrazi est celle de l'assassinat d'enfants qui a eu lieu en Algérie à Sétif en juin 1961, crime qui a hanté mon imagination soit parce que j'en avais entendu parler, surpris des échos plutôt parce que mes parents n'auraient pas exposé une enfant de 7 ou 8 ans à une telle horreur, soit parce que je l'avais fantasmé dans mes terreurs nocturnes (les deux hypothèses ne se contredisent pas), et dont j'ai porté le souvenir angoissant jusqu'à aujourd'hui. Il est probable que je confonde ces meurtres d'enfants avec d'autres commis antérieurement. J'ai longtemps cru que toutes ces petites victimes avaient été égorgées dans le terrain vague derrière la gare où ma grand-mère m'amenait jouer l'après-midi et que c'était pour cette raison même que nous avions cessé d'y aller. C'était une époque où nous ne sortions plus, où les récréations à l'école ne se faisaient que sous la protection de soldats le long des grilles, où chaque jour ramenait la menace d'un attentat. C'est récemment que j'ai enfin interrogé ma mère sur la réalité de cet événement et elle m'a certifié qu'il ne s'était rien passé de tel dans notre village. Cependant, je n'avais rien inventé : le massacre des innocents a lieu à chaque guerre, plusieurs fois par guerre. Ce livre de Pancrazi est comme "ces balles perdues qui s'égaraient, qui pouvaient vous atteindre sans qu'on les voie arriver dans la nuit." (La Montagne, p.69)
L'enjeu de ce récit pour Pancrazi est probablement lié au fait d'avoir été témoin de l'enlèvement de ses petits camarades et d'avoir survécu. L'enjeu de ma lecture est de n'être plus face à un souvenir incertain, inauthentique, un possible cauchemar, mais à une chose qui est vraiment arrivée, dont je savais au fond qu'elle était arrivée. Plus précisément, c'est l'enfant que j'étais alors qui voit ce massacre. Cest elle autrefois, et non moi aujourd'hui, qui est confrontée à "cette balle perdue". Je retraverse ça dans ma lecture, sans échappatoire.
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Les Papesses
- Par Nema Revi
- Le 19/10/2013
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Exposition Les Papesses, à Avignon, à l'Hôtel de Caumont, siège de la Collection Lambert et au Palais des Papes. Cinq artistes : Camille Claudel, Jana Sterbak, Louise Bourgeois, Berlinde de Bruyckere et Kiki Smith.
C'est une de ces rencontres qu'on aimerait vivre seul(e) tant l'émotion qui vous point s'accorde mal à la distance intellectuelle et critique qui accompagne le parcours d'une exposition artistique. On irait alors de salle en salle, d'oeuvre en oeuvre, confronté(e) à des hantises devenues visibles, sensibles, dans le saisissement d'être face à l'obscur objet du désir, à la racine nue d'une terreur folle. La peau si fragile de la Princesse au pois émerveille et angoisse. Est-elle Mélisande ou Lady Godiva cette femme chevelure nue et renversée sur elle-même au point de n'être plus que victime offerte au coup / et / ou / fugue animale, rivière fauve, sauvagement innocente ? Cela parle d'un monde de domination et de force, de pulsions destructrices et punies, de dévorations délicieuses et secrètes, menaçantes. On aimerait fuir dans les méandres du Palais des Papes, et l'on regarde encore, les placards s'ouvrent sur les corps dépecés des bêtes enchantées des contes, les filles de l'ogre égorgées et les femmes de Barbe-bleue pendues à des crocs de boucher. Cette féroce cavale est sans âge, au fond du corps.
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Le Masque blanc
- Par Nema Revi
- Le 24/09/2013
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Pierre est un enfant de la lune. Quand il est né, ils ont tous été bien attrapés.
Il n'a pas d'âge. Il est né il y a six ans.
Pierre porte un beau casque de cosmonaute. Aucun de nous ne peut le voir ; nous voyons la tête de Pierre, c'est à dire la lune avec ses lacs et ses creux, là où les étoiles sont tombées il y a des milliers d'années. Pierre est seul parmi nous, mais des fils tout autour de sa tête le relient à sa mère qui le suit du haut du ciel nocturne ; Pierre crie si on veut les toucher, par eux glissent les caresses que lui envoie la boule lactée toute gonflée qui se balance toujours au-dessus de lui. Ils se retrouvent certaines nuits quand Pierre se sauve dans le jardin et l'appelle avec des cris de loup.
Pierre ne parle pas, chante comme les baleines qui voguent entre les nuages. Quand il monte sur leur dos bleuté, ensemble ils tournent autour de la terre. Avec les baleines, Pierre a appris toutes sortes de sons qui filent dans l'espace.
Pierre est dans la salle debout face à la porte vitrée. Maïa écrase des craies et dilue la poudre dans de l'eau. Avec une éponge, elle badigeonne la vitre. Pierre voit la surface translucide toute moite de blancheur veinée de fines nervures. Le doigt se pose, hésite (Regarde, il tremble), l'index glisse, découvre une trace. Le support crisse un peu, la main se délie d'un coup, d'un cercle. Pierre touche le blanc et son doigt court, laisse circuler le trait. Le vent du dehors souffle tourbillons et zébrures, non pas tête, ni yeux, ni ombilics, mais boucles, griffures, enroulements, fils enchevêtrés comme empreintes d'oiseaux dans la neige.
Maïa est installée de l'autre côté de la porte. Par transparence, elle voit l'enfant flou, la figure ronde un peu à distance du visage de chair, le masque blanc tatoué qui s'est emparé de lui et regarde des deux côtés, elle ignorée et lui que rien ne regarde, qui voit ce qui apparaît en blanc, intact.
Les bras écartés, Pierre tourne sur lui-même. Reste la lune à voir.
Le Masque blanc ou L'Enfance de l'art s'inspire librement de l'exposition Masques blancs réalisée par Hélène Benzacar dans la Galerie du Lycée David d'Angers en 1999. Il est aussi un hommage à Fernand Deligny.
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X masculin N° 13/0824
- Par Nema Revi
- Le 05/09/2013
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Dans Le Monde du 3 mai, p. 10, rubrique "Politique et Société", un article signé Benoît Hopkin : "Sous le couloir aérien de Roissy, l'enterrement de X masculin N° 13/0824".
Un fait divers : le 8 avril dernier, on a découvert dans le train d'atterrissage d'un Boeing 767 en provenance de Doula le corps recroquevillé d'un adolescent camerounais de quinze ans, mort asphyxié et congelé. Anonyme, non identifié, il a été enterré mardi 30 avril dans le cimetière de Mauregard.
Il faut lire cet article de bout en bout. Tenter de penser ce qui peut pousser à cette tentative non pas désespérée comme il est dit dans l'article, pleine au contraire d'un espoir immense, la joie au moment où l'avion se met à rouler lentement.
Puis le bruit, en quelques secondes la peur peut-être, le froid glacial, on le souhaite l'inconscience très vite.
Sur la pierre tombale, on a écrit "Inconnu sauf de Dieu". C'est moins encore que pour la jeune Dora Bruder dont P. Modiano a essayé de recueillir la brève existence.
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DONNER À ENTENDRE
Interroger encore le « comment » de « comment raconter ». Indissociable de ce que je veux raconter, à l'intention de qui et dans quelle intention je veux le raconter. Ce mot « intention » marque à la fois qu'il a bien dessein, décision, volonté de ma part, et but, objectif, visée, fin du côté de la réception. C'est donc par là que l'éthique investit le propos.
Dans le M.D.A n°143 de mai 2013, Arno Bertina répond de façon claire et remarquable à ces questions à propos du livre Numéro d'écrou 362573 qu'il vient de publier avec Anissa Michalon (Le Bec en l'air, 2013).
Je veux raconter ce qui est arrivé à celui que l'on a désigné sous le matricule X masculin N°13/0824. Aussitôt, les difficultés surgissent : On ne sait presque rien de ce jeune garçon retrouvé mort sinon les conditions de sa mort et son origine camerounaise. Même son âge n'est pas déterminé avec certitude (il aurait entre 15 et 17 ans).
Toute fiction serait charognarde en s'emparant ces pauvres restes.
Pas question de replier cette vie sur sa mort en la scellant par la tragédie, le discours militant ou la compassion. Comment rester suffisamment à distance pour laisser à ce jeune homme sa part de vie et de liberté ?
Cette distance est à préserver pour tous les autres "personnages" (le technicien qui découvre le corps, par exemple, la Maire de Mauregard, le journaliste, le maçon présent au cimetière..., mais aussi bien pour certains internautes dont j'ai découvert - avec effarement – les commentaires sur le web).
À distance, être consciente de ce que je ressens et de ce que je veux dire. Une partie de la justesse du propos tient à cela.
D'emblée, la forme théâtrale s'est imposée : le théâtre est le seul genre qui investit pleinement l'espace public. Or le discours que porterait un tel texte intervient dans cet espace, il est adressé à tout homme ou femme contemporain de X masculin N°13/0824, à tout homme ou femme.
Le travail de l'écriture : le journaliste a déjà écrit son article. Il s'agirait non plus d'informer mais de rendre sensible et intelligible ce qui est arrivé, c'est à dire aussi une situation avec sa complexité et l'ensemble de ses acteurs, et non pas seulement un parcours individuel pathétique. Il faut faire apparaître la dimension collective de cette histoire. Ce qui n'a pas grand-chose à voir avec l'anonymat de X masculin, plutôt avec la condition des migrants.
D'un autre côté, impossible de donner dans la dénonciation militante, morale ou politique. Pas de discours de maîtrise surplombant l'histoire. Il importe d'en rester aux faits. Les raconter c'est les montrer, les faire voir/entendre. Entre l'objectivité du journaliste et la subjectivité du romancier, G. Didi-Huberman rappelle que W. Benjamin plaçait la figure du conteur (in Blancs soucis, Minuit, 2013) qui porte en toute humilité le fardeau de la mémoire du monde (p.109) et dont le récit engage la mémoire comme un véritable bien commun (p.110).
En écho, cette remarque d'Hélène Beer dans son Journal du camp de Westerbrock :
"Ici, l'on pourrait écrire des contes. Cela vous paraît sans doute étrange, mais si l'on voulait donner une idée de la vie dans ce camp, le mieux serait de le faire sous forme de conte."
Le conteur en l'occurrence serait un griot.
Cet art du conteur n'est pas sans rapport avec ce que dit Kleist de l'art du montreur de marionnettes. Ce dernier dirige chaque mouvement de la poupée par son centre de gravitédepuis l'intérieur de chaque figure. La ligne décrite par le centre de gravité est simple mais mystérieuse car elle n'est rien d'autre que le chemin qui mène à l'âme du danseur et le machiniste la trouve en se plaçant lui-même au centre de gravité de la marionnette, c'est à dire en dansant. Ainsi est-il juste car il évite toute affectation : l'âme n'est jamais en un autre point qu'au centre de gravité du mouvement. Ainsi sont préservées la grâce et l'innocence du personnage, et son abstraction qui assure sa dimension collective, mythique.
Le premier et dernier à parler sur scène serait le griot. Son récit encadrerait et ponctuerait les prises de paroles des autres personnages. C'est son discours qu'il faudrait écrire en premier, conte-poème d'initiation, récit d'une quête avec une fin ouverte.
Très difficile.
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Les blancs silences
- Par Nema Revi
- Le 05/09/2013
- Dans carnet de notes
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L'éditorial de T. Guichard dans le numéro du M.D.A de juin oppose à l'escamotage du réel par le discours ambiant l'écriture attentive d'écrivains comme Marcel Cohen auquel est consacré le dossier du mois.
Et trouver dans le propos de Marcel Cohen de quoi approfondir le malaise signalé à la lecture de Des Hommes de L. Mauvignier, surtout si l'on se reporte aux deux articles du même M. Cohen "Notes" (in fario 8), et "La Sphère de Magdebourg, Écrire la Catastrophe, témoignage et fiction" (in fario 12) :
"Lorsque j'ai commencé à vouloir écrire, je me suis heurté, c'est vrai, au constat que je n'avais rien à dire." Ce constat n'est pas celui de la panne, du manque d'inspiration, mais la certitude que "l'essentiel reste tout ce qui ne peut pas être dit.", si bien que toutes les fictions échouent à rendre compte des expériences vécues lorsqu'elles excèdent l'imaginable par leur caractère ordinaire quoiqu'effroyable :
Hetty Hillesum note dans son Journal du camp de Westerbrock un jour de juin 1943, (déjà cité sur ce blog : L'ordinaire (1) ) :
« Je viens juste à l'instant de monter sur une caisse oubliée parmi les buissons pour compter les wagons de marchandises : il y en avait trente-cinq, avec plusieurs wagons de deuxième classe en tête pour l'escorte. Les wagons de marchandises étaient entièrement clos, on avait seulement ôté ça et là quelques lattes et, par ces interstices, dépassaient des mains qui s'agitaient comme celles de noyés. »
Marcel Cohen, quant à lui, revendique une écriture, sous forme de notes, qui se contente "de montrer du doigt et de mettre en forme des faits observés autour de [lui]", des "détails plats presque invisibles". Ce sont les faits qui sont insupportables, non les fictions qui sont toujours arrangées, avec le souci de rendre logique le récit et d'ordonner les évènements de façon compréhensible et acceptable par le lecteur. Imre Kertész dit très bien cela également.
Je pense aussi à cette anecdote au sujet du peintre Zoran Music que rapporte Jean Clair dans le postface du livre de Sophie Pujas, Z.M. (Gallimard, coll. L'Un et l'Autre, 2013) : sur le plateau d'une émission télévisée en direct à laquelle il participait, Z. Music fut interrogé sur la vie à Dachau. Il balbutia quelques mots, puis se tut. Suivirent quelque vingt secondes de silence, "un écran muet pendant vingt secondes", note Jean Clair, avant que l'animatrice de l'émission n'eût le courage de "briser le blanc qui nous avait tous pétrifiés."
C'est ce "silence criant" qu'écoute Georges Didi-Huberman dans l'installation de l'artiste Esther Shalev-Gerz, Entre l'écoute et la parole : derniers témoins. Auschwitz-Birkenau, 1945-2005, dans son dernier ouvrage, Blancs soucis (Minuit, 2013), pp.67 à 113.
Finalement, le passage du livre de Mauvignier le plus réussi est la fin, lorsque la voiture du narrateur glisse sur la route enneigée et part au fossé et qu'il reste là en silence sans plus rien dire.
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Ithaque
- Par Nema Revi
- Le 05/09/2013
- Dans carnet de notes
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Je suis revenue à Brimont.
Le château de Lassalle est devenu un hôtel. Les lieux ont peu changé, les propriétaires successifs ont poursuivi la restauration dans une continuité fidèle à l’esprit du domaine. La grande grille d’entrée, autrefois dressée devant la maison dont elle refermait la cour centrale, a été déplacée au milieu de l’allée qui traverse la garenne. L'autre soir, elle était ouverte, majestueuse et étrange entre les arbres plus hauts qu’elle, et semblait dérouler le chemin jusqu’au porche qui apparaît désormais derrière elle. Enfant, j’avais reçu en cadeau une boîte dont le couvercle représentait un château. On le soulevait pour découvrir les deux battants fermés d’une grille. Cette image s’ouvrait par le milieu sur la pièce principale d’un palais dont le mur accueillait une bibliothèque, constituée par le volume de la boîte où étaient rangés une dizaine de petits livres de contes. C’étaient Les Contes de Perrault. Ainsi, tout recommençait. J'ai passé à nouveau le porche et pénétré sur le territoire d’autrefois. Hormis la plantation saugrenue de palmiers le long des pelouses, l’arrivée offre le même équilibre enchanté d’espace et de lumière. A droite, le pigeonnier, le puits, à gauche la terrasse, les arbres, et devant le visiteur le corps de la grande demeure en forme de U. L’aile droite est maintenant habitée et les façades ont été nettoyées. A l’intérieur, l’architecture des pièces est intacte, les carrelages, les parquets, les tapisseries, les papiers peints ont été conservés. Autour de la maison, on retrouve le grand cèdre devant le salon, les chênes où logent les écureuils – Chantal avait un favori qu’elle avait appelé cri-cri - , l’immense figuier près du puits.
Les travaux les plus récents ont restauré le domaine en faisant apparaître des états très anciens qui avaient été oblitérés par le temps, parfois enfouis ou même détruits – et dans ce dernier cas, on ne peut qu’en relever patiemment les traces- . Un vaste débarras au rez-de-chaussée, à droite du hall, occupait les anciennes cuisines de la maison de maître : l’immense cheminée, maintenant dégagée, et les bassins qui en ont été les éviers, attestent de cette ancienne fonction. Le plus étonnant, cependant, est d’apprendre que la partie primitive à l’origine de la propriété n’est pas la maison, qui date du XVIIIeme siècle, mais le corps de bâtiment qui encadre le porche et a été au XIIeme siècle la salle des gardes, Lassalle aujourd’hui. Les belles voûtes de pierre qui ont abrité l’étable ont l’âge des pèlerinages à Compostelle, quand les hommes d’armes protégeaient l’abbaye de Moirax, à quelques kilomètres de là. Le hangar où étaient remisés les tracteurs, longtemps en ruine, aujourd'hui en partie consolidés ou reconstruits, était une pièce de l’ancienne commanderie. La mare cerclée de pavés où nous allions chercher les canards le soir pour les ramener dans l’abri du poulailler était alors un réservoir relié par des canaux empierrés à un potager en contrebas de la terrasse. Les différentes strates de cette architecture exhumée dédoublent désormais le domaine. Ils composent une fantomatique aura en deçà des murs que j’ai connus et où s’arrêtent mes souvenirs. Ils ouvrent une histoire où s’engouffrent pêle-mêle mes terreurs d’enfant la nuit dans le grand lit de cuivre, mes folles imaginations dans les robes du grenier et mes fuites à l’aventure dans les champs. Toute une vie rêvée a puisé dans les racines de cette maison et ses vrilles se sont enroulées aux lignes magnétiques d’un monde, plus ancien et ignoré alors, qui cependant l’innervait en secret.
Avec la fin du jour, l'obscurité naissante, les lumières vacillantes accrochées aux arbres, une atmosphère irrèelle de fête s'est installée doucement, rêveuse, comme une scène du Grand Meaulnes.
Au cours de ma vie, je suis rarement revenue sur mes pas. Il n’y a pas de retour possible : certitude imposée comme une évidence, d’emblée et dès le premier départ. Il y a cependant des lieux qu’il est donné, par hasard, de retraverser.On les retrouve sans surprise, s’enfonçant aussitôt dans l’image floue qu’ils présentent jusqu’à ces particules d’autrefois qui apparaissent ça et là. Se tisse ainsi une carte invisible qui s’étend bien au delà de cet endroit où l’on croit alors revenir, joignant d’autres espaces biographiques, sans souci de chronologie, feuilletant les années, les époques d’un vaste territoire nocturne où brûleraient quelques étoiles.
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Une petite fille
- Par Nema Revi
- Le 05/09/2013
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En 1955, simon Hantaï expose à la galerie Kléber Alice in Wonderland. Le carton d'invitation est accompagné de ce texte :
[...] De sa petite main rose, elle préservait du vent une lampe allumée et allait frapper à la porte verte de la maison, lorsqu'une chatte maigre qui en sortaits'embarrassa dans ses jambes et la fit tomber. "Tiens ! ce n'est qu'un chat !" dit la petite fille en se relevant. "Un chat, c'est quelque chose !" répondit une voix douce. J'étais présent à cette scène, et je portais sur mon bras un petit chat gris qui se mit à miauler. "C'est l'enfant de cette vieille fée !" dit la petite fille. Et elle entra dans la maison. [...]
Gérard de Nerval, Aurélia, IIe partie.
On peut se souvenir de cette anecdote, trouvée je ne sais plus où, qui rapporte qu'Hantaï invite sa fille qui rentre de l'école à traverser son atelier en marchant sur une toile déroulée au sol.
Mais on peut aussi songer à ce jeu des surfaces qu'est le roman de Lewis Carrol où le plus profond c'est la peau et sa réversibilité. Ensuite, on voit d'un autre regard les somptueuses toiles pliées, Mariales, Panses, Meuns, Tabulas, que montre l'exposition actuelle au Centre Georges Pompidou.
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Lire dans la neige
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
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Vassili Golovanov dans Éloge des voyages insensés (Verdier, 2007), évoque les étendues désertiques et glacées de la Sibérie septentrionale et le grand « vide » qui « apparaît aussi dans le tracé de la péninsule du Labrador, où les distances qui séparent un lieu habité d'un autre sont aussi grandes que celles de [sa] patrie et où sur les cartes, seuls les noms de lieux témoignent du fait que des hommes sont passés par là. », p.293.
Lectures d'enfance, fabuleuses : Les Chasseurs de loups et Les Chasseurs d'or de James Oliver Curwood, des petits livres à la couverture vert olive chez Hachette. À un âge auquel je ne lisais pas encore très vite, la description des paysages gelés, le récit des marches dans la neige s'étiraient sur la page, l'avancée des mots creusait des distances éblouissantes, infinies, gagnées sur le vide blanc du livre et l'espace vertigineux des territoires boréals.
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Dans le Magazine littéraire de juin 2010, n°498, un article signé M.R. présente LesCahiers de L'Herne consacrés à Yves Bonnefoy et se termine par cette belle proposition : « (…)on voudrait emporter avec soi ce livre savant, pour le lire en forêt. »
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Livres virtuels
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
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Laurent Margantin, sur son site Œuvres ouvertes a décidé de mettre en ligne, généreusement, ses écrits qu'il est désormais possible de télécharger gratuitement. Il faut aller sur le site et lire l'article qui explique et justifie cette décision. Il ouvre une réflexion passionnante sur l'avenir des publications, la relation de l'auteur à son texte, à ses lecteurs, la circulation et la lecture d'un texte...
Cette décision interrompt la dépendance envers les éditeurs. Comme je ne connais pas du tout le monde éditorial, je ne peux pas vraiment avoir une idée sur cet aspect de la démarche. Je vois seulement combien il est enthousiasmant de découvrir les textes et de les lire affichés sur mon écran ou imprimés sur papier. Mettre les écrits à la disposition des lecteurs, leur permettre de plonger d'un texte à un autre en un clic, l'œuvre accessible n'étant plus limitée au volume acheté mais ouverte aux échos d'autres textes publiés en ligne par l'auteur, risquer des textes en chantier, ouvrir les écrits à des commentaires de lecteurs...La littérature vivante.
J'ai eu, cependant, une réserve, très nostalgique, je sais bien, passéiste. Il me semble que certains écrits entretiennent une relation avec leur support matériel. Le grain d'un papier, le format d'une feuille, d'un livre compteraient-ils pour rien ? J'aimais de page en page la maturation d'un poème pris dans la trame du papier, les mots germant dans les légers reliefs, étoilant l'espace ou contenus le long d'une colonne. Il y avait un chant des feuilles et un silence du papier. Il se faisait parfois surface et parfois vertige, parfois muraille et parfois transparence. Je n'ose même pas parler des livres qu'on n'ouvrait qu'avec une lame glissée entre les plis, où la lecture se frayait un chemin comme dans une forêt. La lumière peu à peu les pénétrait et je me souvenais de l'art exquis du boucher chinois.
Mais vous parlez d'un temps que les moins de vingt ans... Certes !
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Les mains agiles
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
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Le cerveau plus les mains, là est l'alliance mystérieuse de l'écriture en train de s'écrire, explique Yves Simon dans Le Monde de dimanche 30-lundi 31 janvier, dans un article au titre évocateur Les attrapeuses de mots. Ces attrapeuses, ce sont les mains, dit-il, qui ont anticipé et exécuté ce que le cerveau n'avait pas programmé. Et il s'interroge : les mains auraient-elles une mémoire ? De quelle nature et venue d'où ?
Comme c'est juste cette remarque sur l'accord entre le geste qui écrit et le mot qui est écrit, le tracé avant la lettre, cette avancée du sens en nature avant de se glisser dans l'idée. Il y a si longtemps que les mains accomplissent mille tâches sans que l'on y pense, je les revois ces mains, épluchant les légumes, mouchant l'enfant, éloignant la casserole d'eau brûlante, maniant les aiguilles du tricot déroulé, essuyant d'un revers le meuble et apaisant le front enfiévré, je les revois silencieuses et actives, avec, un peu loin d'elles, un regard perdu vers on ne savait quoi.
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Passionnément le faux pas
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
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Ce soir-là, il s'agissait d'écrire un texte au fil de la plume, sans lever la main, sans suspendre le mouvement pour retourner en arrière, pour relire, écrire d'un seul élan, sans raturer, sans arrêter par un point la coulée d'encre...
Une longue hésitation avant de commencer, d'entamer la phrase.
Puis l'écriture qui se livre, qui se déroule ligne à ligne. Parfois un frémissement, le battement d'une suspension, le geste à peine esquissé d'une possible correction. Non, elle va de l'avant, vaillamment, vers la fin de la page.
Voilà, c'est fait. Le texte est écrit et elle va accepter de le lire.
Tout d'abord, posément, elle dit : Ce n'est pas une chose possible pour moi d'écrire comme ça. Lorsque j'écris, je dois faire attention, relire. Je suis dyslexique, j'inverse les lettres.
Elle lit ce qu'elle a écrit.
Elle a écrit qu'elle ne peut pas écrire, qu'elle a toujours fait des fautes, qu'elle va faire des fautes, qu'elle fait des fautes tandis qu'elle lit et que le texte se gonfle et se précipite, que sa voix s'embue et en même temps, emportée par le rythme plus rapide, soudain bute et qu'elle est à nuedans la crue du texte et une, tremblante et seule mais unique, avec une page qui n'appartient qu'à elle et tresse, au-delà de toute détresse, son écriture, à la nage à la rage (1) à la page, elle est née.
(1) Ghérasim Luca, à qui le titre de l'article rend hommage.
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L'ordinaire
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
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Etty Hillesum :
8 juin 1943, mardi matin, 10 heures
Je viens juste à l'instant de monter sur une caisse oubliée parmi les buissons pour compter les wagons de marchandises : il y en avait trente-cinq, avec plusieurs wagons de deuxième classe en tête pour l'escorte. Les wagons de marchandises étaient entièrement clos, on avait seulement ôté ça et là quelques lattes et, par ces interstices, dépassaient des mains qui s'agitaient comme celles de noyés.
Le ciel est plein d'oiseaux, les lupins violets s'étalent avec un calme princier, deux petites vieilles sont venues s'asseoir sur la caisse pour bavarder, le soleil m'inonde le visage et sous nos yeux s'accomplit un massacre, tout est si incompréhensible.
Etty Hillesum, Journal, suivi de Lettres de Westerbrock, Seuil, Points, p.277.
Ce passage bouleverse. Et me renvoie à un article de Claude Mouchard, paru dans la revue fario n°9 (automne-hiver 2010), sous le titre « L'ordinaire ».
Oui, ce que remarque Etty Hillesum ici est ce qui l'entoure un matin de juin, un spectacle ordinaire – non pas banal - , le même chaque semaine. Mais au moment où elle le note, il sort, justement, de l'ordinaire. Ce qu'elle en saisit, le contraste entre la beauté matinale des fleurs et le sort des prisonniers dans les wagons, entre le calme limpide du camp et le détresse des déportés, entre la vie paisible et la mort atroce, ce contraste, ce scandale n'intervient que par et dans l'écriture. Ce qui se présente au regard dans l'ordre du monde acquiert dans l'ordre des mots une puissance et, par eux, fait irruption plus loin que la perception.
La déportation des prisonniers dans des wagons de marchandises, c'est le spectacle ordinaire. Mais l'ordinaire remarqué, c'est le décompte des wagons, trente-cinq, ce sont les wagons de seconde classe réservés à l'escorte - et ce détail ordinaire fait surgir un autre point de vue qui signale brutalement le caractère extraordinaire du traitement subi par les prisonniers -. L'ordinaire, ce sont les wagons de marchandises plombés, mais ce regard sur les mains qui s'agitent par les interstices comme celles de noyés se fait attention à l'extrême souffrance, à l'extrême désespérance.
Oui, le mal est banal, mais qu'il devienne ordinaire est incompréhensible."Jamais d'attention complice", écrit Claude Mouchard. Voici que ces mains nous regardent par la remarque qu'en fait Etty désemparée, nous livrent cette évidence insoutenable : sous nos yeux s'accomplit un massacre.
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Le corps subtil
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
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"[...] trouver les joints justes et invisibles d'un poème d'apparence désarticulée."
André du Bouchet, "Carnets 1952"
Cette tentative, cette expérience d'écriture pendant ces deux derniers jours passés à relire et composer le recueil Épreuves.
Et encore : lire en cherchant la circulation d'un souffle, suivre son cours, ses suspensions, les points où il se heurte, ses reprises lorsqu'il se coule par les interstices, se déploie, se répand ; se fond d'un élan sur la page dans l'ouvert. Cette cartographie d'un réseau pneumatique pour sentir les pulsations, trouver les articulations du corps subtil.
une nuit
ne
devient jamais
pâle
s'efface
résidus d'ombres
dans les creux
se sépare
du jour
ne suivez point mes pas
quelques feuilles
résument
sans que jamais puisse voir
des pièces carrées
bordées de blanc
tout ce qu'on ne voit pas
fait part au jour
Épreuves (2010)
les deux derniers poèmes du recueil.
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Buée
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
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André du Bouchet :
Poésie : quand la réalité commence à déserter les images qu'elle a charroyées, et qu'elles apparaissent nues et seules.
Les images nues qu'il faut ramener à la réalité,
légèrement autre que la réalité première. (Cahier noir, avril 1951)
Et plus loin, ces notes, ce poème déjà :
La buée étouffe doucement la vue
limitée aux cercles bien distincts des arbustes
et du chemin qui tinte
À partir de l'épaule, la terre s'incline sur le sentier et roule en poudre dans l'air au-dessous du pan d'herbes
au-dessus des touffes - (Cahier noir, octobre 1951)
Que la réalité se retire des mots ne signifie pas qu'ils soient moins matériels. L'opacité, que leur confère l'adhérence à la chose qu'ils désignent, se résout ; ce léger décollement de la réalité les rend transparents, ouverts à la plurivocité, plus nus.
Émotion parce que cette contemplation d'un paysage dans le brouillard est une expérience faite maintes fois, avec toujours ce sentiment poignant de disparition. Elle est rapportée ici simplement, le poème dit cet évanouissement de la réalité dans les mots et cette aura dont elle revient les nimber.
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Avant et après le spectacle que je n'ai pas vu
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
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2 août 2011
Hier, deux éléphants se promenaient sur la Place du Marché à l'heure du déjeuner, gravement, impavides, balançant leur trompe.
Aujourd'hui, il reste, montant de l'esplanade vide au-delà du rond-point, une âcre odeur de paille et d'urine. Le petit cirque est reparti.
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Neige et feu
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
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La lecture de Notes du ravin1, m'a livrée à une mélancolie tenace. Malgré moi – car je voulais résister à cette idée qui mêlait si douloureusement la vie et l'œuvre (et pourquoi pas ?) -, je me disais que la maladie, la fatigue, l'idée de la mort avaient glacé ce livre.
Et la mort d'amis.
Et je revenais à Truinas (21 avril 2001)2, le récit par P. J. de l'enterrement d'André du Bouchet.
Et ce matin, sur la fin des Carnets3 d'André du Bouchet, justement, je lis ceci, qui se glisse dans la neige de Truinas, et touchent aux Notes du ravin, leur fait comme un écho antérieur :
La fin nous a laissés avec un immense monde blanc -
où cette brûlure en nous qui est à la fois proche ou lointaine
le point où ce qui est proche touche ce qui est lointain
avant que la pierre s'allume
le fatigue cuisante d'être aux prises avec cette façade nue -
nous passons dans l'intervalle du feu (p.290)
Le texte de du Bouchet est daté de mai 1955.
À une page précédente, du Bouchet s'interroge sur la nécessité intérieure de la position qu'occupent les écrits dans l'ensemble d'une œuvre, non pas en termes de chronologie, mais de sens : La nécessité apparaît quand il n'y a plus nécessité que ceci soit avant ou après – devant ou derrière – que les séquences plausibles peuvent être interverties, (p.287). Il en est ainsi aussi des œuvres d'auteurs différents, qui forment une constellation mouvante d'affinités : la tendre colonne de feu qui vous conduit, même dans le désert qui semble n'avoir ni limites, ni fin.4
1 Philippe Jaccottet, Fata Morgana, 2004
2Philippe Jaccottet, La Dogana,, 2004
3Une lampe dans la lumière aride, André du Bouchet, Le Bruit du temps, 2011
4Notes du ravin, supra, p.21
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Éclaircie
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
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Les Carnets d'André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, me portent littéralement, m'accompagnent partout.
Ce qui est troublant quand on regarde - je ne dis pas quand on lit - certaines pages de L'ajour (Gallimard / Poésie), c'est qu'on est à ce point sensible au blanc de la page que les lignes, les mots écrits apparaissent comme des tracés abstraits, des traits à l'encre dans l'espace, à la manière des calligraphies japonaises ou chinoises, ou bien c'est le blanc qui semble dessiné, sculpté par les empreintes noires. Très différents des Calligrammes complètement investis par le sens.
Il y a des points communs entre cette poésie et les oeuvres (gravées ou peintes) de Claire Borde, dans lesquelles je trouve quelque chose de l'ancienne peinture chinoise. Ces phrases relevées dans les Carnets me paraissent même très proches de la démarche de Claire :
- "IL N'Y A PAS DE POINT DE VUE" (p.122)
- "Poésie
simplement respirer" (p.240)
- [...] ce qui s'ajoute de clarté
...
partir jusqu'à ce que l'on rencontre la terre _
et revenir
traverser l'air, et revenir.
respecter les moments vides
et revivre ce vide ( p.248)
- [...] cette humilité
où les moyens de l'homme se font aussi muets et transparents que possible et peu visibles _
[...]
une étendue émouvante et sensible _ aussi loin que les sens peuvent aller _ jusqu'au cadre horizon (p.224-225)
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Le Chêne et l'olivier
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
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Dans Le Monde du 4 octobre 2011, une Lettre d'Italie, "Les Ritals reprennent la route de l'exil", de Philippe Ridet : Il est question d'un film, Ritals, documentaire de Sophie et Anna-Lisa Chiarello, qui parle des années d'exil en France d'une famille italienne, celle des deux réalisatrices.
Et il y a cette notation poignante d'un détail sensible, qui suggère très justement ce qu'est l'effarement de vivre en terre étrangère : Maria, la mère, éprouve de la peur devant les feuillages lourds et touffus des arbres dans le Val d'Oise, elle qui a toujours vécu jusqu'alors entre les pins et les oliviers.
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Brume de dieu
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
- Dans carnet de notes
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Brume de dieu, Claude Régy
La première pièce de vrai théâtre que j'ai vue est La Chevauchée sur le lac de Constance de Peter Handke, mise en scène par Claude Régy à l'Espace Cardin, en 1974. J'étais jeune, j'habitais en province, et seulement de passage à Paris avec des amis, à qui j'ai faussé compagnie dans la soirée pour aller voir cette pièce.
Et voici que presque 40 ans plus tard, de passage à Paris, j'ai pu avoir un billet pour Brume de dieu, la pièce que Claude Régy a montée à partir d'extraits des Oiseaux de Tarjei Vesaas (un de mes livres-cultes). Et d'un coup, c'est comme si le temps ne s'était pas écoulé. Je reviens avec la même émotion foudroyée, ou ravie au sens propre du terme. Une heure vécue en état d'apesanteur, accrochée à la voix maladroite et transparente de Mathis (Laurent Cazanave), tendue dans l'obscurité vers l'horizon inaccessible des fermes tranquilles sur les berges et de l'amour d'Hege ; figée d'angoisse au-dessus de l'eau glauque comme cet autre qui ne saurait plus marcher sur les eaux et crierait vers ceux qui ne sont pas restés veiller avec lui. Ces extraits, quelques pages du roman, intenses. La profondeur soyeuse de la nuit et un interstice de jour bleu, une lueur diffuse qui détache un profil, la découpe d'un corps, la main, le pied tordu, le visage remodelé comme un masque, et la voix, rugueuse, hésitante, qui explore l'être, fouille l'ombre et surgit comme un cantique que ma joie demeure, la barque attachée au pied comme une ancre, comme un cercueil, comme un berceau.
On peut rester longtemps comme ça, à pleurer.
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Palimpsestes
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
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Dans L'État d'incertitude de Claude Régy (ce titre presque un oxymore) publié par les Éditions Les Solitaires intempestifs (on leur envie un si beau nom), je trouve ceci à propos d'un auteur de théâtre , David Harrower : "Cette pièce, il l'a détruite, et puis il s'est mis à écrire sur ce texte effacé, sans savoir - ou en sachant - qu'un texte effacé laisse des traces. Des traces magnifiées peut-être par leur état de traces." (p. 85)
Épreuves / Bérénice
plusieurs empreintes successives
oublier ma mémoire
aucun trait n'appartient
aucune étreinte
à la merci d'une foule inconnue
disparue
par inadvertance
les reliefs devenus blancheur
je cherchais en pleurant la trace
de vos pas
Un froissement d'ailes
pris
dans les
plis d'une feuille
habite l'encre
elle
reste
elle demeure
sans voix
mon cœur
de moi-même est prêt de s'éloigner
dans le jour
Nema Revi, Épreuves, (extrait)
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Art contemporain
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
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Victoria Noorthoorn, commissaire de la Onzième Biennale de Lyon, dit avoir voulu "composer une biennale qui date vraiment de 2011, et non un événement qui soit vieux avant de naître ; avec les artistes, ajoute-t-elle, nous voulons exprimer notre très forte perplexité face à ce monde que nous ne comprenons plus." La Biennale célèbre une "terrible beauté."
Ainsi les oeuvres rassemblées obéissent-elles à deux critères : parler "vraiment du présent", et être "une oeuvre pertinente" de façon que chaque visiteur puisse trouver "au sein de la Biennale au moins un artiste qui lui ouvre un monde."
Il s'agit de "donner quelques pistes pour plus de liberté." Propos cités dans Le Monde, Cahier 20730, du 15 septembre 2011.
Propos exemplaires, qui font écho au travail de Jota Castro, co-commissaire de l'exposition d'Art contemporain à Dublin (Dublin Contemporary 2011) : "C'est une occasion pour les Irlandais de voir la manière dont les artistes posent les questions-clés : qui sommes-nous ? Que voulons-nous ? Pour quoi faire ? Avec quelle vision ? Quel futur ?", in Le Monde, 11-12 septembre 2011
Ça fait du bien de lire ça au moment où certains confondent contemporain avec spectaculaire.
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La mémoire juste
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
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"La mémoire juste", c'était le sujet des rencontres de Meeting n°9 à Sant-Nazaire, en novembre 2011.
J'ai pensé à Sebald.
Envie de relire ses livres à partir de cette interrogation sur la mémoire juste.
Me suis souvenu de cette remarque de Marcel Cohen dans Fario 8 (Printemps 2010) : "Mais pourquoi ne pas tenter de raconter au moins les événements qui, dans mon enfance, ont déterminé ma vie ? Parce que mon enfance est déjà connue de tous. Écrasée, anéantie, elle ne m'appartient pas même en propre ; c'est cela "être dépossédé de sa biographie". Les enfants juifs passés à travers les mailles du filet ont tous eu la même histoire, à quelques détails près. Cette histoire a déjà été racontée des dizaines de fois. Un seul exemple : les petits citadins, brutalement transplantés comme moi à la campagne dans une famille catholique, ont tous eu une peur atroce des vaches. J'ai même vu ce détail parfaitement traité dans un film. Je n'ai aucune envie de raconter mon ancienne peur des vaches et je n'ai pratiquement rien d'autre à dire de mon enfance."
Et puis cette oeuvre de Serge Lask, Kaddish, qui occupe tout un pan de mur au MAHJ. Un palimpseste formé de pages de livres recopiées, accumulées, recouvertes d'encre, d'autres pages de livres calligraphiées, raturées, recouvertes à nouveau... les pages des livres de l'enfance écrites en yiddish et tout à la fois retrouvées et perdues. Serge Lask est né en 1937. Sa mère a été assassinée par les Nazis. Il a passé les quinze dernières années de sa vie à recopier ces pages, dans "l'urgence".
La mémoire juste et/ou le blanc, l'illisible, l'incompréhensible.
Non pas le discours juste.
Cet éditorial de Jean Birnbaum dans le Cahier n° 20737 du Monde des Livres daté du 23 septembre 2011 : "Répondre des morts, écrit-il, ce n'est pas seulement éclairer les crimes passés ni même repérer leur trace dans notre conscience présente : c'est poser la question de l'avenir." Et il cite Derrida "Au fond, le spectre, c'est l'avenir, il est toujours à venir, il ne se présente que comme ce qui pourrait venir ou re-venir." (in Spectres de Marx, Galilée, 1993). Birnbaum développe ainsi la pensée de Derrida : "Quiconque veut renouer avec l'exigence de justice doit d'abord apprendre à dialoguer avec ces revenants, à leur donner la réplique, ici, maintenant."
Il y a un roman poignant de Hwang Sok-Yong, L'invité, (trad. Choi Mikyung et J-N. Juttet, Zulma, 2004) qui raconte exactement cela : le retour en Corée du Nord d'un pasteur coréen émigré aux États-Unis et qui écoute les voix mêlées des vivants et des morts, victimes ou bourreaux. Un aperçu des sous-titres des chapitres donne une idée de ce dont il s'agit :" Ce qui reste après la mort / Aujourd'hui c'est demain pour qui est mort hier / Échange de rôles avec les morts / Confronter les points de vue avant la réconciliation"....
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Sans souvenirs
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
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Dans le film d'Hirokazu Kore-Eda, After Life, les personnages sont des défunts qui doivent parmi tous les souvenirs de leur vie terrestre choisir le plus intense pour qu'il les accompagne dans l'au-dela pour l'éternité. L'un des personnages est une radieuse vieille dame qui a égaré tous ces souvenirs et vit dans l'instant présent. Elle ne
comprend pas ce qu'on lui demande et reste là à regarder la nature, les feuilles d'automne, un oiseau, les nuages... Elle ramasse des bogues de châtaignes, des herbes sèches, une coquille vide qu'elle contemple comme des trésors. C'est profondément poignant, ce personnage invite à un autre regard sur la perte de mémoire, y découvre le potentiel d'une infinie ouverture au monde des sensations et des perceptions. La vieille dame s'est délestée de son histoire, elle est juste un être, émerveillé par ce qui se présente et qu'elle accueille sereinement.
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Le détour
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
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Ce matin, vers 11h, sur France-Culture, une émission prise au vol : il est question d'Éric Rohmer. Une invitée remarque que dans La Boulangère de Monceau, ce n'est pas la boulangère qu'aime le personnage principal, mais Sylvie. On suit son histoire d'amour avec cette dernière pendant que la boulangère l'attendra en vain. La boulangère n'aura été qu'un détour de cet amour. Cependant, elle est le personnage éponyme, comme si Rohmer avait voulu distraire l'attention de ce qui paraît l'intrigue principale, mettre l'accent sur le détour.
Ce déplacement de l'intérêt sur le détour nous amenant ainsi à le reconsidérer non seulement dans l'économie du film, mais comme principe esthétique.
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Le regard de Pina Bausch
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
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Mechthild Grossmann raconte, dans Le Monde Cuture & Idées de samedi 21 avril 2012, comment travaillait Pina Bausch. Pina Bausch avait engagé Mechthild Grossmann, qui était actrice et non danseuse, justement pace qu'elle n'était pas danseuse parce que, disait-elle, "chez les autres, ça fait trop dansé" et elle donnait cette indication, selon M.G., de "surtout ne pas chanter comme un chanteur, ne pas jouer comme un acteur, ne pas danser comme un danseur. Il fallait toujours tout réinventer à chaque fois.".
Lorsque que Mechthild Grossmann proposait une improvisation à partir d'un mot donné par Pina Bausch, par exemple "pommier" ou "désir", celle-ci disait simplement "Non, on sent que ce n'est pas juste.", ou "Ma foi, on sent que c'est déjà plus juste.". N'est-ce pas exactement comme cela qu'il faudrait regarder toute oeuvre d'art, tout texte à dimension littéraire (je veux dire par là un texte que sa fnction de communication n'épuise pas) ? Tout réinventer à chaque fois à ses risques et périls et écrire au plus juste, "au plus près", comme le rappelle le titre du livre de Jean-Pierre Abraham (Seuil, 2004) : "Il y a sans doute un réglage à faire, ton mât est peut-être un peu trop incliné vers l'arrière, il y a trop de quête, c'est le mot. Il faut trouver un équilibre entre ce qu'on appelle centre de voilure et centre de dérive, [...]." (p.12)
Mechthild Grossmann précise encore : "Elle écrivait toujours sur de petits bouts de papier ce qu'elle trouvait juste. 80% à 90% de ce que nous proposions était éliminé."
Et je me souviens aussi de Gilles Deleuze, parlant d'une autre danseuse, Carolyn Carlson, et du juste point, "pas exact, juste".
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Le versant sauvage
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
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Charles Juliet rapporte dans son Journal (Lueur après labour, Journal III, 1968-1981, P.O.L, 1997, P. 246) ce propos du peintre Bram Van Velde sur la fin de sa vie :
"Il me faut aller vers cette vie sauvage. Sinon, il n'y a rien."
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"Pas sur la neige"
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
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Lu l'article "Jean-Michel Maulpoix et Paul Celan : le lyrisme après Auschwitz", de Chantal Colomb-Guillaume en lien sur le site de Poezibao. J.-M. Maulpoix, Pas sur la neige. En introduction, C. Colomb-Guillaume justifie le lien qu'elle établit entre les deux auteurs et elle entame ensuite une "lecture celanienne de Pas sur la neige. Elle cite la question de Maulpoix : "« Par quels chemins dans l’invisible sont-ils passés, ces disparus qui nous reviennent ? Si décharnés, si pâles qu’on n’en voit que les pas ?1 ». Maulpoix se trouve en Bavière, non loin de Dachau, une journée neigeuse de janvier lorsqu'il commence à écrire Pas sur la neige. Dans la neige, Celan, qu'elle cite également, voit : "die Schlittenspur des Verlornen.", "la trace du traîneau de l’évanoui 2". Si Maulpoix y a vu "des pas", C. Colomb-Guillaume rappelle que ce mot "pas" appartient au lexique de Celan, "Schritte" en allemand.
Serait-il alors abusif d'entendre autrement encore le mot "pas" ? Il résonne comme une négation, comme le mot qui dit la disparition, la trace évanouissante dans la neige éphémère.
1J.-M. Maulpoix, Pas sur la neige, Paris, Mercure de France, 2004, p. 15.
2 Paul Celan, « Heimkehr », poème extrait de Sprachgitter (1959) trad. par Jean-Pierre Burgart, dans Strette, Mercure de France, Paris, 1971.
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Dans la page du Flotoir en date du 14 août 2012, F.Trocmé s'interroge sur "la pulsion photographique"
qui la pousse à déclencher son appareil "un peu comme si tout cela devait m'être arraché" écrit-elle. C'est bien de cela qu'il s'agit. Enfant, un exil sans retour (la présence des lieux a disparu, toute tentative de retour est vouée à l'échec) a d'abord fait le vide : j'ai été sans souvenirs, ou plutôt je ne cherchais jamais à les convoquer, je les ignorais. Puis des images sont venues, un flux d'images. Mes photos sont comme ces images, des noyaux où la mémoire peut s'accrocher. Tout ce qui ensuite au cours de la vie m'a été arraché...
J'ai gardé des images. L'histoire, les histoires passent, on oublie toujours. Mais il y a ces images pendant encore un peu de temps.
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"À pas aveugles de par le monde"
- Par Nema Revi
- Le 04/09/2013
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Dans la préface « Frère d'âme » que Aharon Appelfeld consacre au roman de Leïb Rochman, À pas aveugles de par le monde (trad. Rachel Ertel, Denoël, 2012), il y a cette phrase :
« Je parlais de nombreuses langues, mais j'étais sans voix. »
A. Appelfeld évoque là les années qui ont suivi la guerre, alors qu'il essayait d'écrire, avec « le sentiment d'être étranger à la parole ».
Cette phrase dit la distance à la langue de celui qui parle, toujours dans la langue des autres. Exil.
A. Appelfeld évoque là les années qui ont suivi la guerre, alors qu'il essayait d'écrire, avec le sentiment d'être étranger à la parole. Il avait appris l'hébreu en Israël, le yiddish n'était que partiellement sa langue maternelle, mêlé d'allemand et d'autres langues apprises pendant la guerre. Il raconte que lorsqu'il a fait la connaissance de Rochman, il a pu entendre pour la première fois un yiddish pur, rythmique, qui ne caressait pas seulement l'oreille mais berçait tendrement le cœur. (p.7)
Et cette dernière phrase me rappelle ce que disait L. de sa relation au breton. C'est une langue qu'elle a entendue de façon furtive dans son enfance, il était parlé par sa grand-mère sauf cependant lorsque celle-ci s'adressait à elle, de sorte que L. entendait le breton sans le comprendre. Aujourd'hui, entendre cette langue la plonge dans un univers de douceur : « comme si une pluie de douces plumes » glissait autour d'elle, dit-elle.
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"Des silences à aimer"
- Par Nema Revi
- Le 03/09/2013
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Dans le dernier n° du Matricule des Anges (juillet-août 2013), Richard Blin rend compte de l'essai de James Longenbach, Résistance à la poésie (éd. Corvelour, 2013). L'auteur trouve dans la poésie le "désir passionné pour autre chose qu'elle-même" et suggère qu'elle fait "entendre des voix là où il n'y en a pas".
Une phrase me vient : je vous donne à chérir des fantômes.
... les tombeaux de Mallarmé, les blancs dans la poésie d'André du Bouchet, la neige - ou la lampe - des poèmes d'Yves Bonnefoy. Ou encore le recueil de Jacques Ancet, La Cour du coeur, (Tarabuste, 2006), trouvé dans le "désherbage" de la Médiathèque.
Donner des creux, des silences à aimer