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  Plutôt que de faire des phrases qui parlent de la neige, j'essaie de transformer mes phrases en neige pour que le lecteur marche et s'enfonce dans la neige.

          Jon Kalman Steffànsson, in Le Matricule des Anges N°139, janvier 2013.

 

  • L'Étreinte du serpent

              L'ÉTREINTE DU SERPENT, un film de CIRO GUERRA : les premières images sont celles d'une eau mouvante, habitée de reflets, où le monde s'inverse.

              Arton9406 0b0f7Splendide usage du noir et blanc. Il libère cette immersion dans la forêt amazonienne de tout effet exotique, insiste sur la mort annoncée des cultures indiennes dont ne restent aujourd'hui que des clichés ethnographiques des années 1930-1950. Et surtout, en déployant toute la gamme des gris, il suggère un univers troublé et troublant où des trous plus noirs ou blancs sont des zones intenses, mystérieuses et instables comme les taches qui oscellent le pelage du jaguar, les écailles du boa : elles s'animent et se fondent dans les feuillages, dans les eaux. Confusion matricielle où l'on se perd / où l'on se trouve au fil d'une navigation envoûtée.

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  • La mémoire de l'eau

    À propos de Le Bouton de Nacre, un film de Patricio Guzmán

     

              Le bouton de nacreC'est un bloc de quartz transparent vieux de millions d'années. La lumière le traverse, éclaire les facettes, les fracture. Au centre, une goutte d'eau venue des débuts du monde est restée déposée.

              L'eau irrigue tout le film, elle est vapeur diffuse, glace bleue, molécules éparses, présente dans tout le cosmos, la vie a une origine aquatique et l'homme est une créature de fluides et de flux. L'océan baigne les côtes chiliennes et s'infiltre partout là-bas dans l'archipel de Patagonie, là où, durant 10 000 ans, a vécu le peuple de l'eau. Ces nomades de la mer étaient encore environ 8000 au XVIIIè siècle, Haush, Kawéskar, Sélknam. En 1830, l'un d'entre eux, en échange d'un bouton de nacre, s'était laissé convaincre d'aller vivre quelque temps en Angleterre, ce séjour fit de lui un égaré entre deux mondes. Décimés, chassés, abattus comme un gibier par les colons au XIXè siècle, les Kawéskar ont été regroupés, enfermés, évangélisés, ils sont morts de maladie, d'alcool et de misère. Aujourd'hui, il reste une vingtaine de survivants qui se souviennent encore de quelques mots de leur langue et ne sont pas autorisés à naviguer sur leurs canoës, pour leur sécurité.

              C'est un bouton de nacre que l'on a retrouvé incrusté dans un bloc de rail retiré de la mer par un plongeur. C'est tout ce qui reste du supplicié dont le corps a été largué depuis un hélicoptère sous la dictature de Pinochet. Dans les profondeurs de l'océan, il y a des centaines de blocs de métal rouillés que le juge Guzmán a ordonné de faire remonter.

              C'est un film sur les disparus, les autochtones de Patagonie, les victimes du coup d'état de 1973 au Chili. De ce qu'ils furent, de leur vie et leur mort, il ne reste que ce très peu porté par l'eau, quelques débris d'écorce pour façonner un dernier canoë miniature, un bouton de nacre revenu à son destin de coquillage.« Mais nous ignorons ce que tout cela a signifié en réalité »1.

              Et cependant, « Je ne peux pas m'éloigner de cette période. C'est comme si j'avais assisté, dans mon enfance, à l'incendie de ma maison et que tous mes livres de contes, mes jouets et mes bandes-dessinées avaient pris feu sous mes yeux. Je me sens comme un enfant incapable d'oublier cet incendie qui, pour moi, vient de se produire. […] C'est comme si j'étais enfermé dans de l'ambre, comme ces insectes de l'Antiquité figés pour toujours dans une goutte. »2

    Notes

    1De la destruction comme élément de l'histoire naturelle, W.G. Sebald, trad. Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2004, p.16.

    2Patricio Guzmán, conversation avec Frederick Wiseman, publiée par l'AFCAE dans la brochure qui présente le film.

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  • En périphérie

    En périphérie

     

              Certains territoires à portée de vue restent hors du regard, dans ces zones dites périphériques, intermédiaires entre les villes et les étendues agricoles ou sylvestres, paysages incertains - Ainsi ces confins de Rome, où s'enchevêtrent « des champs, des pâturages, des bois, des zones anciennes et modernes, des chantiers, des campements, des décharges, des rivières »1 et même de petites bourgades pavillonnaires -.

                Comme ce lieu, en limite de Saint-Nazaire :

              On le traverse à vive allure en voiture sur une route à quatre voies, la N 171, ou « Route bleue » ainsi surnommée parce qu'elle est toute tendue vers l'horizon marin vers lequel elle conduit et ignorante du territoire douteux qu'elle éventre. Il s'étend depuis Trignac entre Montoir-de-Bretagne et Donges, dans la plaine de l'estuaire, longtemps marécageuse et encore souvent inondée qui s'ouvre sur la Brière, espace de confluences semi-rural, mité par l'urbanisation, qui s'industrialise en s'approchant du fleuve.

              En venant de Nantes, depuis la nationale, on voit du côté de Montoir un balisage de lampadaires le long d'une rue qui s'éloigne autour de petites maisons serrées les unes contre les autres, puis tout d'un coup on découvre qu'elles ne sont qu'une partie d'un ensemble plus vaste et hétéroclite, un paysage en décomposition – à l'inverse des paysages composés d'une peinture, par exemple – qui fuit de partout sous le regard. Des chemins, des fossés, des barrières délimitent des îlots : prés, parcelles cultivées, parkings, habitations, friches, casses de voitures, entrepôts juxtaposés sans apprêt, comme posés dans le vide sous le ciel plat, étrangers les uns aux autre si bien que leur nécessité dans ce cadre ne s'impose pas. Leur banalité n'offre qu'une indifférence silencieuse, la monotonie des couleurs d'où s'absente, même l'été, tout ton chaud, leur ôte du pittoresque, les enveloppe d'un ennui régulier, apaisant. C'est une vision d'un grand dénuement. Quelques vaches restent à la lisière, entre l'étendue des champs et un petite zone commerciale. Il y a quelques années, les nuits de week-end, juste après les piles d'un pont routier, on apercevait, lumières flambantes, une boîte maquillée en saloon de l'Ouest américain, remplacée depuis par un autre lieu de plaisirs, à la sobriété blanche de hangar, noyée de vapeur bleu électrique en nocturne.

              Donges 1reducDe l'autre côté de la route : l'horizon bordé par les installations industrielles le long de la Loire, les colonnes de la Centrale électrique de Cordemais et les torchères des raffineries de Donges. Le vaste espace intermédiaire jusqu'à la route est un pacage confus coupé d'entrepôts, de réservoirs, de lieux de stockages divers, d'entreprises artisanales, de petits conglomérats d'habitats, ternes et désertés dans la journée. Des vaches paissent sous les vents rabattant des fumées. Derrière une station service : un terrain de Grand Passage - en été des centaines de caravanes s'y rassemblent -, deux bennes à ordures, des WC mobiles. Le reste de l'année, c'est un champ boueux en bordure d'une large zone commerciale. Entre le ciel et une bretelle routière, à contre-jour : l'échafaud de béton des ruines des Forges, les hangars d'Airbus, le portique du pont roulant des Chantiers navals et, plus en avant, l'arc du pont de Saint-Nazaire.

              Céder à l'énumération / juxtaposition.

             Photographier.

              Quelle prise de vue faire ? Dans quel cadre ? - celui de la photographie : doit-il être large ? Serré ? Celui du projet : quel est son objectif ? Son sens ? -

              Photographier, c'est relever les lieux.

              La photographie ne chercherait pas l'image patrimoniale, la grande Histoire - quelques centaines de Vendéens, pris entre les marais et le fleuve, se firent massacrer par les troupes de la République en 1793 -. Une histoire des traces, peut-être : le pèlerinage annuel des Nomades, les formes effondrées des Forges, les chemins vers les chantiers, les petits bars disséminés pour les aubes marécageuses vers les cales où résonnaient sous les coups de maillet les paquebots en construction, les jardins ouvriers, les cabanes faites de matériaux industriels de récupération.

              L'image ne serait pas, non plus, sentimentale. Aucun souvenir personnel à attacher à ce lieu.

              L'image ne prétendrait à nulle singularité. Une telle zone péri-urbaine est un paysage banal en dépit de quelques caractéristiques locales qui lui donnent une identité géographique (climatique - la qualité de la lumière -, architecturale - les toits d'ardoise au-dessus des murs au crépi beige -), les particularités régionales n'étant que des variantes au sein de ces entités interlopes en extension aux abords des villes.

              Ce territoire périphérique n'est en rien insignifiant. Mais les signes qu'il livre sont enchevêtrés, brouillés. Quand bien même la photographie parviendrait à les saisir, quels signaux leur précipité sensible envoie-t-il ? Un tel paysage ne s'expose pas, ne s'impose pas non plus. Il ne pose même pas : n'étant modèle de rien, n'est rien de plus que ce qu'il est. S'il n'y a rien à voir  ce n'est pas parce qu'il est vide, mais parce que son plein au contraire insiste dans l'espace, presque un trop-plein, un entassement d'objets juxtaposés au hasard de leur surgissement, sans souci d'un ordre ou d'une organisation préétablie. Cette présence insistante se fait d'autant plus opaque qu'elle est renfermée sur son immanence et ne prétend à rien d'autre, règne de l'évidence – au contraire, lorsqu'il y a quelque chose à voir, c'est toujours autre chose que l'évidence -.

              Ce qu'il faudrait, c'est attendre, observer longtemps, laisser venir pour, peut-être, capter peu à peu les relations à l'intérieur de ces espaces, qui les font habitables, les déplacements des êtres et des objets qu'ils portent, le mouvement des choses. Ceux qui vivent là, semi-ruraux, ouvriers, nomades, ont aménagé le lieu, l'ont accordé à leurs besoins, s'y logent, s'y lovent.

              Le ciel, le train et les voitures sur la quatre voies ne font que passer.

     

    1Sacro Romano GRA, de Nicolo Bassetti et Sapo Mateucci, trad. De l'italien par Louise Boudonnat, La Fosse aux ours, 2015. Le Matricule des Anges n°164, de juin 2015, lui consacre sa 4eme de couverture.

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  • Présences dormantes

     

     

    Restent les noms.

    Et le pouvoir, en les prononçant, de faire lever des ombres, de rappeler puisque « rappeler ou raconter c'est alors faire exister à nos côtés, dans ce temps obscur et passager que nous nommons le présent, quelque chose de la mort et de l'absence qui serait présence. »1

     

    « Bien que parfois [les outils de jadis] ne coupent plus ou perdent leur manche, toutes fonctions mêlées, ils sont toujours disponibles pour qui veut prononcer, même intérieurement, leur nom et s'en saisir. »2 (p.9)

     

    - Convocation. Comme au début d'une représentation de théâtre nô japonais.

    « Si fantômes il y a, ils sont vivants et actifs quand nous les appelons. »3

     

    « Je vais au bûcher en me levant. Un matin très tôt j'y ai vu la queue sombre d'une fouine qui visite nos greniers et ne dissimule plus les coquilles d'œufs de poule qu'elle vide entre les tas de bois. Margotin selon Littré désignait autrefois un fagot de menues branches pour allumer le feu, c'est ici le nom de la belette à cause de son goût pour se loger sous le fagotier des fermes. Elle y est près de la basse-cour. Les encyclopédies assurent que l'herminette, une hache dont le fil est perpendiculaire au manche et le fer recourbé, doit son appellation à quelque ressemblance avec le nez de l'hermine. Est-ce enchantement si les noms des outils à bois tirent après eux l'hiver et font sortir, comme en frappant sur un arbre creux, ceux des bêtes à fourrure ? »4

     

     

    - Rappel de « présences dormantes »5, nos doubles qui se lèvent sur la rive embrumée de nos mémoires.

    « Si bataille il y eut, nous la jouons avec notre corps en la rappelant »6, risque que « désignait parfaitement le vieux mot de geste, une sorte de poème action capable d'activer la mémoire de tous. »7

    « Les outils cependant sont encore habillés de gestes, qui se figent. Si des mots essayent d'en cerner le contour, il faut les laisser errer, fouiller en nous jusqu'à ce besoin profond de l'homme qui, ayant fait pénétrer du bois dans la terre et du fer dans le bois, n'a cessé de battre la matière, à pleins bras. »8

     

    Les noms de jadis prononcés, nous sommes « rappelés à nous-mêmes à leur convocation. »9

    « Ce ne serait que mots si n'apparaissait pas alors quelque chose de cette existence-là sur les visages. »10

     

    Fabuleuse intuition de Victor Segalen qui ouvre ses Immémoriaux par l'énumération des noms d'ancêtres, généalogie soudain boiteuse lorsque le récitant se trouble et perd la mémoire des parlers originels, avant que le peuple Maori tout entier n'oublie ses coutumes et ses dieux.

     

    « Réciter et raconter, au Moyen Âge, signifiait trouver et inventer ce que l'on cherchait du passé, de l'histoire. Il s'agissait de se déporter dans le passé vivant de la parole et de la danse. Passer outre. Transformer nos liens. Agir sur le passé comme sur le présent. Le lointain devenait si proche, le passé immémorial devenait jeune et familier. Et notre présent insaisissable se dilatait, s'approfondissait.

    […] Dans cette conception du récit, le passé n'existe que vivant dans le poème. Il n'a pas d'autre existence que chantée et récitée. Et en ce sens, il n'y a de présent que rappelé à ce passé vivant dans la parole actée. »11

     

     

     

    1Rappeler Roland, Frédéric Boyer, P.O.L, 2012, p.300.

    2Inventaire des outils à main dans une ferme, Jean-Loup Trassard, Le Temps qu'il fait, 1995.

    3Rappeler Roland, p.294.

    4Inventaire des outils à main dans une ferme, p.25.

    5Rappeler Roland, p.282.

    6Rappeler Roland, p.294.

    7Rappeler Roland, p.300.

    8Inventaire des outils à main dans une ferme, p.45.

    9Rappeler Roland, p.301.

    10Aller d'amont, Pascal Commère, Éd. Vrigile, 2004, p.33.

    11Rappeler Roland, pp.303 à 306.

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  • Outils à main

    Dialogues perdus

    Victor Segalen a célébré le « li » chinois, une mesure au pas du marcheur1. De la même façon, Les outils d'autrefois étaient accordés aux gestes des hommes et à la tâche à accomplir. Aux Rencontres photographiques d'Arles cet été 2015, on peut voir une série de photos d'outils ordinaires prises par Walker Evans pour le magazine américain Fortune en 19302.

    Jean-Loup Trassard, dans un livre où il a réunit ses très belles photos de paysages en noir et blanc, a fait l'Inventaire des outils à main dans une ferme3, disant le dialogue qu'ils entretenaient avec la nature environnante et les travaux des champs suivant les jours et les saisons :

    Inventaire des outils a main reduc« L'un des bruits qui rythmait le temps lourd des premières après-midi orageuses était alors celui du marteau martelant la faux sur l'enclumette plantée dans une souche. Laquelle servait de siège pour cet ouvrage.

    On ne fauchait déjà plus en grand par la faux, mais le journal (des « journia »), l'étendue qu'un homme pouvait couper en une journée […] restait la mesure de contenance employée pour les terres, variable d'une région à l'autre […].

    La faux qui n'en a pas l'air est un instrument très complexe : suivant le type de lame, la nature des tiges à couper, la taille du faucheur, sa force, son habileté, sera déplacée la poignée réglable le long du manche, seront à modifier l'angle que fait la lame avec le manche, ou l'angle que fait le plan de cette lame avec le sol qu'elle rase. Et ces nuances subtiles entrent en combinaison. L'on tenait compte encore de la verse éventuelle du foin ou de la pente du terrain. […]

    […] il ne s'agit que de faire un instant glisser, et luire, les termes d'un dialogue avec l'acidité des plantes. », (pp.9 à 15)

    Ces outils utilisés pour travailler la nature venaient d'elle : « En Ardèche, parfois, l'agriculteur prépare lui-même la mise en forme d'une branche vivante de micocoulier : quelques années plus tard il peut la couper pour en obtenir une fourche neuve à trois doigts. », (p.55)

    Faux, faucilles, cognées, houettes, passe-partout et autres serpes : « L'inventaire d'un outillage ne situe pas seulement le niveau de civilisation technique (avec la part de choix qu'il suppose). Il y aurait lieu en cette occasion d'interroger du moins brièvement un répertoire des gestes.

    […]

    L'outil qui va aux champs paraît n'être qu'un fer grossier prolongé par un manche de bois, il est aussi l'axe mobile autour duquel se déploie, par gestes et rythmes, une part assez large d'activité humaine.», (p.74)

    Et Pascal Commère, dans Aller d'amont4 reprend :

    « Une histoire de mains en effet, donc de gestes. Une histoire d'outils pour tout dire. […]. Cette parole d'outil qui était leur vie même, leur dignité, et qui correspondait, petite musique un rien métallique, à un rythme propre, une façon d'aller. […] Pour exemple, et non des moindres, le couinement d'une scie vers la fin de la bille. La lame se déprend. C'est un grand souffle qui se relâche. L'homme cesse de peser de la hanche sur le chariot. Il respire à son tour. » ( pp.16-17)

    Ces dialogues ont pris fin, ces outils sont dans les musées, « on les y reconnaît au silence qui les entoure. Non pas qu'ils aient changé, ni le manche ni la lame n'ont perdu de leur poli, mais ils se taisent », hors des mains qui savaient leur usage. (p.16)

    1Dialogues terrestres 2, « À son pas »

    2Walker Evans, Anonymous, Musée départemental Arles antique

    Livre : Walker Evans, The Magazine Work, de David Campany, Éd. Steidl

    3Inventaire des outils à main dans une ferme, Textes et photographies, de Jean-Loup Trassard, Éd. Le Temps qu'il fait, 1995

    4Aller d'amont, Pascal Commère, Éd. Virgile, 2004.

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  • Les exilés

     

    Des signes sourds muets encombrent le chemin

    C’est dans la tête une sidération

    Le ciel très bleu qui tombe jusqu’au sol

    Comme un mur

    Transparent

    Tous les bruits toutes les voix

    Froissées

    Impénétrables rebondissent

    Les sons les plus durs se condensent

    Quelques voyelles s’évaporent dans la poussière

    Ce dessaisissement du monde est si violent

    Si douloureux

    Aux marges d’un silence intérieur

    Aux bords des peines

    Ce ne sont même pas des mots

    Les choses demeurent dans la lumière du matin

    D’autres s’en emparent

    L’évidence reste silencieuse

    On ne possède plus que ce qu’on a perdu

    L’étonnement a l’innocence d’une chute

    Ces heures qui refusent de naître

    Se taisent ou bien parlent sans fin après Babel

    Juste un chant

    Le plus ancien

    Entre les dents

    Il y a dans la cour

    La musique d’un harmonica

    Mon aimée danse parmi les ombres

    Mon aimée berce son enfant

    Qui l’entendra ?

    Tous ceux qui me sont chers crient

    Qui entendra ?

    Un mot encore

    Brûle les lèvres

     

    Nema Revi, Les Exilés, texte XI

     

     

    Migrations

     

  • Traduire

    « Traduire comme transhumer »

     

     

    Cet extrait de Traduire comme transhumer, de Mireille Gansel, Éd. Calligrammes/Bernard Guillemot, 2012 :

     

    René Char avait offert à Mireille Gansel une liasse de poèmes manuscrits à l'intention d'un poète vietnamien qui désirait les traduire :

     

    « Je repartis avec ces trésors dans ma sacoche ou plutôt ma "biasse" de berger car cette petite route de Provence me parle de la transhumance : ce grand et long passage des troupeaux vers des terres lointaines. Pour trouver aux saisons venues les plus belles herbes, celles des plaines basses en hiver et des hautes vallées en été – drailles antiques des rencontres et des échanges dans tous les parlers de cette "langue-toit" qu'est le provençal. Ainsi de ces chemins transhumants de la traduction, ce lent et patient passage, toutes frontières abolies, d'un pays à un autre, d'une culture à une autre, d'une langue à une autre. » (p. 68)

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  • La traverse des langues

    « Paysage parlé »

     

     

    Ceux qui marchent, les hommes migrants, qui vont d'un pays à l'autre, parcourent les lieux, franchissent les frontières, ceux-là traversent les langues.

     

    On s'acclimate – l'expression est heureuse – grâce à ces mots étrangers qui disent dans leur langue ces choses qui n'ont pas de nom encore dans l'oreille et la bouche. Enfant, j'ai découvert la France dans les bois où se cueillaient les mots girolles ou amanites et dans la cour de l'école où l'on ramassait une couleur faite substance sur la coque luisante et douce des marrons.

     

    Paysage parlé, beau titre d'un ouvrage qui rapporte un entretien d'Olivier Dubouclez avec Valère Novarina1. Le livre se termine sur ce récit du dramaturge :

     

    Paysage parle reduc« […] d'une vallée à l'autre, d'une maison à l'autre, la langue n'est pas la même, elle s'infléchit, se modifie légèrement, par une intonation, un accent. La langue est dans le paysage, dans la nature : il y a tout un changement dans la prononciation des mots qui accompagne les transformations du lieu. C'est un peu comme cela que je me représente le voyage que fit mon arrière-grand-père Paolo, lorsqu'il quitta la Valsesia, à pied, avec dans son sac une truelle et un fil à plomb. Il n'est pas passé brutalement de l'italien au français, mais il a connu différents patois : chaque jour, au gré de la marche, tandis que la montagne se modifiait imperceptiblement, la langue devait changer un peu autour de lui, dans le Gressoney, le Val d'Aoste, le Valais, le Jura, le rapprochant lentement du patois savoyard, du perler jurassien, du français. Cela a dû être pour lui une sorte de voyage philologique, une découverte simultanée de la parole et des paysages, une expérience démultipliée des langues. »

     

    (Cette expérience, certes, ne présume rien des arrachements violents vécus par les exilés du XXIe siècle.)

     

    1Paysage parlé, Valère Novarina et Olivier Dubouclez, Les Éditions de la Transparence, 2011

     

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